Espace de libertés | Décembre 2019 (n° 484)

Coup de pholie

Je vous l’avoue d’emblée. J’ai longtemps décliné la proposition de revenir sur la Terre vingt-cinq siècles après ma mort. Je me présente : Érostrate, l’incendiaire du temple d’Artémis à Éphèse, qui réduisit à l’état de cendres une des Sept Merveilles du monde. C’est l’orgueil qui m’a poussé à accepter le voyage temporel. Moi qui avais défié la déesse, boutant le feu à son édifice le 21 juillet 356 avant J.-C., le jour où elle assistait à la naissance d’Alexandre le Grand, moi que l’on condamna non seulement à la mort mais à la damnatio memoriæ, je devais savoir si mon nom, partant mon geste, avait réussi à passer à la postérité en dépit de l’interdiction.

Regagnant le séjour des mortels l’été 2019, quelle ne fut pas ma stupeur de voir la planète frappée par d’immenses brasiers qui consumaient les forêts, la faune d’Amérique du Sud et du Nord, d’Afrique, d’Asie, d’Europe, de l’Arctique ? Via ce que vos contemporains appellent télévision, Internet, je contemplais avec effarement des millions d’hectares partir en fumée. J’appris que les hommes du XXIe siècle voyageaient sans problème sur la Lune, sur Mars, mais étaient incapables d’éteindre des incendies que nous, les Anciens, maîtrisions.

À parcourir les bibliothèques, je m’aperçus que mon nom avait survécu, caracolant dans les écrits de Plutarque, de Strabon, de Solinus, dans une nouvelle de Jean-Paul Sartre, un roman d’Alain Nadaud. La consolation que j’en tirai fut bien maigre en regard de la désolation d’avoir accouché d’héritiers aussi meurtriers. Comment avais-je pu engendrer des armées de pyromanes assoiffés de profits, qui saccageaient la Terre, compromettant la survie des humains, des espèces animales, végétales ? Ne parlez pas de clones d’Érostrate. Entre eux et moi, il n’y a rien en commun. Hormis mon désir de renommée, mon geste fut motivé par mon amour éperdu pour Artémis. Les meurtriers du XXIe siècle, eux, attentent à la vie sous toutes ses formes.

Abattu, je quittai plus tôt que prévu un monde irrémédiablement détruit, emportant sous le bras les écrits de Théopompe et d’Élien, lesquels mentionnaient mon acte sacré.