De « Occupy Wall Street » à « Extinction Rebellion » en passant par la révolte des Gilets jaunes, il y a, au cœur des mouvements de contestation, des répertoires d’action collective communs : la manifestation, l’occupation et différentes formes de désobéissance. Alors qu’ils sont souvent associés à des moments de rupture, ces répertoires jouent en réalité un rôle fondamental dans nos démocraties.
De la marche autorisée à la transgression d’une loi dans l’espace public, l’action collective est multiforme : autant de moyens pour le citoyen de faire entendre une autre voix que celle d’un « peuple » rendu faussement homogène par les élections. Pour emprunter les termes d’Albert Ogien et de Sandra Laugier, c’est « la solution qui s’impose lorsqu’il y a dissonance : je ne m’entends plus dans un discours qui sonne faux » (1). En philosophie politique, le point culminant d’une telle dissonance porte un nom : c’est l’indignation. Rendue célèbre par l’ouvrage de Stéphane Hessel en 2010 Indignez-vous ! et par le mouvement des Indignés en Espagne (2011), l’indignation semble avoir fait un retour, non seulement en tant que catégorie dont s’emparent les mouvements sociaux eux-mêmes, mais également comme lingua franca de la contestation. À l’heure où le monde entier semble être en ébullition, il est utile de s’arrêter un instant sur l’indignation en tant que telle, pour en comprendre les expressions et anticiper ses débouchés potentiels.
De l’émotion à l’action
L’indignation, c’est la colère face à l’injustice ; c’est la réaction affective suscitée par « un mal injustement et intentionnellement infligé à des êtres, des biens ou des valeurs qui ne le méritaient pas » (2). C’est une émotion fondamentalement morale : c’est la voix d’une conscience collective (3) et le « cri de scandale devant le spectacle de l’indignité »(4). Mais l’indignation, c’est aussi une émotion à caractère éminemment politique. Elle se distingue en effet de la colère par sa capacité à dépasser l’individuel et à endosser un rôle collectif : l’indignation se partage, elle mobilise, et elle dénonce non seulement des injustices vécues au quotidien, mais aussi la violation des normes et valeurs qui fondent une société. L’indignation est, selon Frédéric Lordon, un seuil franchi collectivement – un « affect politique commun » (5) – où l’obéissance passive des citoyens fait place à la rébellion.
Si l’indignation est souvent synonyme de sédition, elle est aussi émancipatrice, c’est-à-dire qu’elle ouvre un espace où se cristallisent des assemblages politiques alternatifs. Avec l’indignation, de nouveaux « nous » émergent, de nouvelles alliances se créent, et de nouvelles manières de faire de la politique se dessinent en dehors des champs prescrits par les systèmes électoraux. Toutefois, pour que ces « nous » se maintiennent dans la durée, et que l’indignation engrange un changement politique, les indignés doivent parfois sortir de l’émotion mobilisatrice qui les a rassemblés. Comme le souligne Frédéric Lordon, ils doivent dépasser « l’apesanteur insurrectionnelle et revenir sur terre à leur manière […], sinon c’est l’ordre établi qui se chargera de les y faire revenir, et à la sienne » (6).
Un électrochoc, et après ?
Et c’est précisément ici que réside le plus grand potentiel mais aussi le plus grand défi pour les mouvements sociaux et acteurs contestataires en tous genres. En effet, le but de toute action collective qui défie le statu quo ne peut pas être de se maintenir, coûte que coûte, dans la défiance comme fin en soi. Cette première phase doit servir d’électrochoc, de dispositif d’ébranlement du « système » pour que s’ouvre une brèche et que l’imaginaire d’un « faire autrement » puisse se concrétiser. C’est dans cette articulation et dans l’extension institutionnalisée d’un projet politique alternatif que se tarissent (malheureusement) certains mouvements, et ce, malgré toute l’intensité de l’indignation et la durée de la mobilisation.
Le rôle des mouvements sociaux est non seulement de créer une onde de choc, mais aussi de mobiliser cette énergie en propositions concrètes. | © Simon Guillemin/Hans Lucas/AFP
L’examen des mobilisations et des mouvements sociaux des dernières décennies révèle à cet égard des performances contrastées. Dans certains cas, l’indignation ne reste effectivement pas vaine, et débouche sur quelque chose. Elle parvient à s’inscrire « dans les contextes qui la configurent et produit des institutions politiques qui lui donnent chair » (7). Comme exemples emblématiques, on peut penser ici au mouvement des droits civiques aux États-Unis dans les années 1960 ou aux Suffragettes au début du XXe siècle. Plus récemment, on peut parler de l’élection d’Ada Colau, une Indignée catalane à la mairie de Barcelone ou à la progression des partis verts qui peut être imputée, en partie du moins, au momentum inédit créé par les mobilisations pour le climat. À notre échelle belge, on notera la réforme des polices amorcée à la suite du moment d’indignation collective incarné par la marche blanche en 1996, ou encore à la création de l’université francophone de Louvain-la-Neuve suite au « Walen Buiten ! » des mouvements flamands.
Concrétiser le changement
Néanmoins, ces exemples, bien que notoires, doivent être lus au regard de l’incroyable capacité du système politico-économique à absorber, à « capturer », des moments de révolte sans se réformer. En effet, il n’y a pas eu de régulation financière ambitieuse suite de la crise de 2008 et les occupations de Wall Street qui l’ont suivie ; il n’y a pas eu de grande réforme sociale après les manifestations anti-austérité en Grèce malgré l’arrivée au pouvoir de Syriza ; il n’y a pas eu (jusqu’à présent du moins (8)) d’effet substantiel du mouvement des Gilets jaunes sur les lois produites par l’Élysée et l’Assemblée nationale française. Il semblerait donc que l’énorme puissance de l’indignation comme affect mobilisateur, et le caractère spectaculaire de son expression, contraste parfois avec la relative faiblesse de son pouvoir institutionnalisant.
Une manière de contrecarrer cette faiblesse réside dans la formulation d’un projet alternatif suffisamment crédible – et attrayant – pour mettre le modèle dominant en difficulté. Le rôle des mouvements sociaux et de toute force contestataire est donc non seulement de créer une onde de choc, mais aussi de mobiliser cette énergie vers la traduction de slogans en propositions concrètes. Mais n’est-ce pas là que réside précisément le rôle des partis politiques ? Oui, certainement. Mais la relative incapacité des partis traditionnels à capitaliser sur des moments de révolution pour changer d’horizon (pour des raisons idéologiques ou d’inertie institutionnelle) renforce la responsabilité de ceux qui parviennent à déstabiliser l’ordre établi, ne fût-ce qu’un instant. D’autant plus que ce sont souvent eux qui, dans leur contestation, incarnent déjà des manières de faire de la politique autrement. En d’autres termes, c’est justement parce qu’ils ont la capacité de mobiliser et d’incarner un changement que les « indignés » en démocratie doivent aussi proposer une traduction politique à leur insurrection.
À cet égard, il est intéressant de souligner les difficultés rencontrées par les mouvements anticapitalistes par exemple. Depuis les années 1960, le modèle économique de l’époque moderne, fondé sur le libre marché et l’exclusivité du « global » comme unique trajectoire de développement, a été mis à mal, encore et encore, par différents mouvements : altermondialistes, ouvriers, néomarxistes, féministes, environnementalistes. Aucun n’a réussi à déboucher sur « autre chose » ; à atterrir quelque part, pour emprunter la métaphore de Bruno Latour dans son dernier ouvrage (9).
Vers une destination inconnue
Cet atterrissage est rendu difficile parce que la destination – cette « autre chose », ce « system change not climate change ! » – est encore inconnue justement. La course au « global » qui avait structuré non seulement nos sociétés, mais également nos imaginaires politiques, s’effondre, ou devrait-on dire, s’effrite littéralement sous nos yeux. Et l’histoire n’a pas encore fourni de plan de secours, ou du moins pas un plan qui inclut tout le monde, humains et non-humains compris. Si les populations en Occident ont largement joui de cette « course au global », souvent au détriment des populations les plus précarisées dans le monde, elles sont témoins aujourd’hui du revers de la médaille : ralentissement ou disparition de la croissance, augmentation vertigineuse des inégalités, changements climatiques, accélération de la perte de la biodiversité, mais aussi, une gestion calamiteuse des migrations, teintée de xénophobie et de tragédies humaines. Les mouvements sociaux qui ont émergé en réaction à ces événements sont donc à lire comme une réponse face à une trahison plus globale : l’impression d’avoir été trompés sur le dénouement de l’affaire et d’être les spectateurs impuissants d’une histoire qui tourne mal.
Pour traduire ce sentiment de trahison en véritable force de frappe, les mouvements sociaux contemporains devront être capables de tracer une route différente, sans céder à la tentation des forteresses identitaires. C’est ici que les mouvements des Gilets jaunes et Extinction Rebellion – pour ne citer qu’eux – ont un rôle historique à jouer. Ils doivent parvenir, ensemble, à coupler la pression qu’ils exercent via leur contestation à l’écriture d’un récit qui puisse remplacer celui entonné depuis l’ère industrielle. L’enjeu est particulièrement important, et la tâche difficile, parce qu’un autre récit – très puissant, celui-là – est déjà en bonne voie d’institutionnalisation : celui incarné par le Brexit, l’« America first » et par un commissaire responsable de la protection du « mode de vie européen ». Loin des ronds-points et moins présents en manifestations, certains mouvements ont en effet réussi l’exercice de l’extension post-indignation : c’est le Alt-right, les générations identitaires, les Schild & Vrienden, les Orbán et PEGIDA de ce monde. Cette histoire-là ne peut en aucun cas rester le seul plan B, la seule porte de sortie, pour nos sociétés occidentales en perte de repères.
(1) Albert Ogien et Sandra Laugier, Désobéir en démocratie, Paris, La Découverte, 2010.
(2) Laurence Kaufmann, « L’indignation », dans Gloria Origgi (dir.), Passions sociales, Paris, PUF, 2019, pp. 328-335.
(3) Crystal Cordell, « L’indignation entre pitié et dégoût : les ambiguïtés d’une émotion morale », dans Raisons politiques, 2017/1, n° 65, pp. 67-90.
(4) Robert Maggiori, « De l’indignation à la révolution », dans Libération, 10 octobre 2012.
(5) Frédéric Lordon, Les Affects de la politique, Paris, Le Seuil, 2016.
(6) Frédéric Lordon, « Les Puissances de l’indignation. Entretien avec Frédéric Lordon », dans Esprit, mars-avril 2016.
(7) Jean-Philippe Pierron, « L’indignation », dans Études, 2012/1, tome 416, pp. 57-66.
(8) Et en tous cas pas à la hauteur des revendications des Gilets jaunes, ce qui explique en partie que le mouvement perdure, malgré une baisse dans le nombre de manifestants.
(9) Bruno Latour, Où atterrir : comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.