Espace de libertés | Décembre 2019 (n° 484)

Un choix conservateur par défaut


International

Pour la deuxième fois de son histoire, la Tunisie a pu se choisir nouveau président de la République. Surnommé Robocop, le conservateur Kaïs Saïed a accédé à la magistrature suprême grâce aux voix d’une majorité des votants âgés de 18 à 25 ans. Un soutien en demi-teinte face au taux d’abstention record de cette même tranche d’âge. Focus sur une jeunesse qui ne se reconnaît pas, de manière partielle ou totale, dans ce choix conservateur.


Prise d’assaut le 13 octobre dernier, l’artère centrale de la capitale tunisienne, l’avenue Habib-Bourguiba, ressemblait à un véritable fleuve d’euphorie : une marée humaine de citoyens pressés les uns contre les autres, exultant de joie à la suite de la victoire de leur candidat Kaïs Saïed. Un courant constant de drapeaux tunisiens agités, de cris de victoire, de youyous et de larmes de joie. Ce second tour de l’élection présidentielle anticipée, après la mort de Béji Caïd Essebsi, arrivait comme une cerise sur le gâteau électoral de la toute jeune démocratie parlementaire tunisienne.

En moins d’un mois, les sept millions de Tunisiens inscrits sur les listes électorales ont été sollicités trois fois : deux fois pour les élections présidentielles (le 15 septembre et le 13 octobre) et une fois pour les législatives (le 6 octobre). Une liberté de choix sans précédent dans la région dite MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) qui a permis à cet universitaire austère de 61 ans et indépendant sur le plan partisan de devenir le second président démocratiquement élu du pays. Une victoire ou plutôt un plébiscite de 72,7 %, contre 23,7 % pour son rival, l’homme d’affaires Nabil Karoui, surnommé le Berlusconi tunisien. Mélangée au sein de cette foule compacte, chantante et dansante, une jeunesse se dessine. C’est principalement cette dernière qui a plébiscité le conservateur indépendant en tant que nouveau raïs. Sur un taux de participation total de 57,8 % pour le second tour des présidentielles, en légère baisse par rapport au 60,1 % de 2014, les électeurs âgés de 18 à 25 ans, comptant une majorité écrasante de primo-votants, ont affiché un faible taux de participation de 11,6 %. Un taux tristement et inversement proportionnel au taux de chômage des jeunes de 18-24 ans qui culmine du haut de ses 35 % pour 2018. Leurs aînés de 26 à 45 ans affichent quant à eux un taux de participation de 39,2 %. Ce sont les 45 ans et plus qui ont majoritairement participé au scrutin, à hauteur de 42,2 %.

A young man reacts during a public viewing event held on the beach of Marsa, a coastal town in far north eastern Tunisia near the capital Tunis, on June 23, 2018, to watch the FIFA World Cup 2018 Group G soccer match between Tunisia and Belgium. (Photo by Chedly Ben Ibrahim/NurPhoto)

Une partie de la jeunesse tunisienne ne se reconnaît pas dans le vote conservateur des élections d’octobre dernier. Les aspirations à un autre destin les taraudent.

Quand les jeunes s’abstiennent

« Moi, je n’ai pas voté pour le professeur Saïed au premier tour. Mais bon, est-ce qu’on a vraiment le choix pour le second tour ? », se demande Achraf Belmansour, étudiant de 23 ans en ingénierie à l’Université libre de Tunis (ULT). « Même si le vote reste secret », dit-il en riant, « je n’ai pas d’autre choix que de voter pour Kaïs Saïed. Je ne vais quand même pas donner ma voix, en âme et conscience, à un mafioso emprisonné (1). En fait, entre les deux candidats, c’est clairement Kaïs Saïd qui rejoint le plus mes positions, même si ce n’est pas sur tous les points », explique l’étudiant. Pour ce jeune issu de la classe moyenne tunisoise, voter est une première. L’exercice démocratique et citoyen de l’isoloir est une nécessité pour que d’autres ne décident à sa place. Lui aussi étudiant en ingénierie à l’ULT, Chadi Dellai, est membre de l’Instance supérieure indépendante pour les élections : « C’est vraiment important pour moi de participer à la bonne tenue du scrutin, pour que l’on s’assure qu’il n’y ait pas de fraude pendant le vote. En tant que citoyens, je trouve que nous sommes sur la bonne voie. Tant qu’on remet en question les tabous d’avant, de l’ancien régime, l’on aura de meilleurs résultats démocratiques au fur et à mesure que les années passent, même si on doit choisir des conservateurs comme Robocop. C’est plutôt un bon paradoxe pour améliorer notre avenir ici en Tunisie », conclut-il l’air affirmé et le sourire aux lèvres.

Reconnecter au politique

Chadi et Achraf sont assez représentatifs de cette frange de la jeunesse tunisoise qui s’est levée le matin du dimanche 13 octobre pour donner, par défaut, sa voix au candidat conservateur. Quitte à marcher sur leurs propres valeurs. Mais d’autres jeunes Tunisois ne partagent pas ce sentiment de vote « par défaut ». C’est notamment le cas de Sarra Zinne, 23 ans, étudiante en droit public à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis. Avec un groupe d’amis, elle a contribué à la fondation de la plateforme Chnowa Barnemjek, ce qui signifie « C’est quoi, ton programme ? » Le but de cette plateforme est de centraliser les programmes des partis et des candidats individuels et d’informer les électeurs. « On a aussi créé un quiz pour que les citoyens puissent se décider sur la base d’arguments objectifs, toujours en lien avec les programmes évidemment. Toutes les questions ont été récoltées auprès des jeunes Tunisiens via Facebook », explique la jeune étudiante. « En Tunisie, le contexte est assez compliqué. Les jeunes ne veulent plus aller voter, comme le montrent les taux d’abstention très élevés. Ils sont déçus, notamment parce que le candidat pour qui ils avaient voté aux élections précédentes n’a pas été à la hauteur de leurs attentes. En fait, on se rend compte qu’en ce moment, en Tunisie, il y a chez les jeunes un désintérêt complet de la scène politique. Ils n’aiment plus ce qu’ils voient et entendent », poursuit-elle, avec une pointe de tristesse. Finalement, ce qu’on a voulu faire avec Chnowa Barnemjek, c’est de reconnecter les citoyens au politique. On voulait montrer qu’il y a des candidats et des partis qui sont vraiment bien, qui proposent un programme viable et réalisable. On voulait laisser les citoyens réfléchir à leurs choix, mais en leur donnant les clefs nécessaires. » Son avis d’électrice est bien tranché : « Personnellement, j’irai voter, mais jamais je ne donnerai ma voix ni à un conservateur ni à un mafieux. Et ça me désole que le vote blanc ne soit pas considéré dans ce pays. »

Les jeunes Tunisois ne pensent pas de la même façon et ne vivent pas la même réalité que leurs contemporains des régions plus défavorisées. Ce qui ressort principalement de l’élection de Kaïs Saïed à la tête de l’État tient principalement de l’espoir. L’espoir de la jeunesse de voir sa situation s’élever et s’améliorer. En cet enseignant juriste, marqué par sa droiture et son parler littéraire, la jeunesse tunisienne a sans doute cru voir celui qui pouvait gommer le chômage endémique des 18-24 ans. « Même si l’on a envie de soutenir ce pays, par le vote et en travaillant ici, je me rends compte que cette nouvelle liberté ne m’aidera peut-être jamais à m’élever au niveau de mes espérances. Je réfléchis tous les jours à partir pour amasser des connaissances suffisantes et pour revenir les appliquer ici dans mon pays. Mais d’ici là, on verra ce qu’il se passera après ces élections », termine Achraf Belmansour.


(1) Nabil Karoui, le second candidat à la présidentielle a été emprisonné pour fraude fiscale et de blanchiment d’argent entre les 23 août et 9 octobre derniers, NDLR.