Quel sens peut-on donner à l’accord gouvernemental flamand qui crée un ministère de la Justice en Flandre, sachant que la Justice constitue une fonction régalienne ? Celle d’un symbole ou d’une réforme silencieuse de la Justice en vue d’une véritable régionalisation ?
Nous savons depuis longtemps que la politique belge est tout sauf un long fleuve tranquille. À la suite des dernières élections de mai 2019, des coalitions se sont mises en place, les travaux parlementaires ont repris et des accords gouvernementaux ont été conclus, non sans difficulté.
Au nord du pays, la coalition N-VA, CD&V, Open-Vld a signé un accord de gouvernement (1) qui semble clairement se désintéresser du noir, jaune, rouge. Parmi les exemples manifestes : la volonté d’en finir avec le financement d’Unia (2), la possibilité pour les bourgmestres flamands d’abandonner leur ceinture tricolore ou encore le Vlaamse Canon, cet outil visant à affirmer les points d’ancrage de l’histoire et de la culture flamande. Toutes ces mesures démontrent la volonté de se distancer, de se différencier de la nation belge et de mettre en avant des points importants et symboliques du nationalisme flamand. Les trois cents pages de l’accord gouvernemental, qui concède une place importante à l’identité flamande, comportent une mesure qui n’est cependant pas passée inaperçue : la nomination d’une ministre de la Justice flamande. Un terme utilisé uniquement au niveau fédéral jusqu’à présent.
Un vent de réorganisation
Pourquoi cette nomination est-elle au cœur de l’actualité ? Afin de comprendre les enjeux de cette situation, un rappel s’impose. La Justice en tant que compétence régalienne est dans le giron du pouvoir fédéral. Mais depuis la sixième réforme de l’État, des parties de cette compétence ont été transférées de l’État fédéral vers les Communautés et les Régions, parmi lesquelles les maisons de justice et services externes, le Centre national de surveillance électronique ou encore le droit sanctionnel des jeunes. Afin que ce transfert de compétences soit efficace et qu’il persiste un minimum de cohérence, un accord de coopération relatif à la gestion de la surveillance électronique a, par exemple, été signé en 2014 et des conférences interministérielles ont eu lieu afin de permettre aux Communautés et au gouvernement fédéral de se concerter.
Un ministre de la Justice flamand: symbolique ou tactique? | © Stefan Puchner/DPA Picture-Alliance/AFP
Du côté de la Fédération Wallonie-Bruxelles, la déclaration de politique du gouvernement prévoit un Code de la justice communautaire « afin de mieux rendre compte de l’étendue de ces nouvelles compétences ». Cet accord prévoit également la création d’une conférence interministérielle relative à la réinsertion des justiciables. La fin de cette partie de l’accord prévoit également que « de manière transversale, dans le cadre de sa compétence en matière de justice communautaire, le gouvernement veillera à maintenir un lien fort entre le gouvernement fédéral et les autres entités fédérées ». Cette phrase montre une certaine volonté de collaboration avec les autres niveaux de pouvoir en Belgique. La ministre chargée des maisons de justice de la Fédération n’est autre que Valérie Glatigny (MR), également reponsable de l’Enseignement supérieur, de l’Enseignement de promotion sociale, de la Recherche scientifique, des Hôpitaux universitaires, de l’Aide à la jeunesse, de la Promotion de Bruxelles, de la Jeunesse et du Sport.
Du côté flamand, l’accord du gouvernement (N-VA, CD&V, Open-Vld) met en revanche en exergue la volonté de construire une Flandre sûre et prospère attachée à la primauté du droit et au respect des règles. Cette partie de l’accord est fondée sur le suivi rapide, décisif et cohérent de ceux qui enfreignent les règles et se concentre sur la responsabilité et la limitation de la récidive. La ministre flamande Zuhal Demir (N-VA) qui s’occupe de la Justice et de l’Exécution veille à la cohérence des pouvoirs judiciaires flamands avec l’exécution administrative. Sachant que ces fonctions étaient, sous la précédente législature, exercées par Jo Vandeurzen, ministre flamand du Bien-être, de la Santé publique et de la Famille, ce changement a suscité question et réaction.
Un symbole fort
Les réponses du ministre de la Justice, Koen Geens, aux différentes questions parlementaires vont dans le sens d’une collaboration encore plus importante entre les différentes Régions en matière de Justice. Il rappelle qu’aucune compétence nouvelle n’a été octroyée aux Régions. A priori, il n’a pas tort… Et pourtant, il semblerait que la Flandre avance jusqu’aux limites de ces prérogatives en justifiant ce changement par une volonté d’efficacité au vu des moyens insuffisants alloués à la Justice belge. Mais est-ce aussi simple ? Au-delà de la lettre, cette décision ne touche-t-elle pas à l’esprit de l’organisation de la Justice ? Symboliquement, l’intitulé de la charge du ou de la ministre pourrait en effet démontrer la volonté d’empiéter sur les compétences du ministre fédéral de la Justice et, dès lors, sur les compétences régaliennes. Certes, pour une réforme de ce type, une majorité des deux tiers est requise (3) et ne semble pas envisageable à l’heure actuelle. Mais comme l’indiquait le politologue Pascal Delwit dans L’Écho en octobre dernier, il faut être vigilant et se préparer en amont à cette éventualité (4).
Toucher à une fonction régalienne comme la Justice, c’est toucher à une fonction qui est au cœur de l’État fédéral et qui contribue, en quelque sorte, au maintien d’un État unitaire. Ces compétences ont déjà fait l’objet de critiques et la Justice n’est pas en reste. L’arriéré judiciaire et son manque d’efficacité font l’objet de nombreuses réformes qui attendent dans les tiroirs. Les moyens et le financement qui lui sont attribués restent par ailleurs insuffisants et, comme le précisait le constitutionnaliste Francis Delpérée en 2014, « les fonctions régaliennes ont encore un sens mais il faut que les moyens suivent » (5). On peut se poser la question de savoir si morceler, diviser les compétences de la Justice au lieu de travailler au niveau fédéral permettra d’atteindre une solution durable.
Le propos n’est pas de faire polémique et de préjuger de motivations quelconques mais de réfléchir et de rester attentif à chaque petit glissement. Il est difficile à ce stade de savoir s’il s’agit d’un « bluff symbolique » comme l’annonçait L’Écho, d’une volonté de détricoter le pouvoir de l’État ou d’une tentative de résoudre les problèmes récurrents du manque de financement de la Justice. Être attentif aux nouvelles dénominations et à leurs conséquences à moyen ou à long terme permet néanmoins de ne pas souscrire à ce jeu de dupe qui symbolise une fois de plus une volonté de séparatisme.
(1) « Vlaamse Regering 2019-2024 », mis en ligne sur www.vlaanderen.be.
(2) Service public indépendant de lutte contre la discrimination et la promotion de l’égalité des chances.
(3) Article 195 de la Constitution belge.
(4) Sophie Leroy, « Quand la Flandre grignote un maximum d’autonomie, que peuvent faire les francophones ? », dans L’Écho, 5 octobre 2019.
(5) Eddy Caekelberghs, « Les fonctions régaliennes de l’État », dans « Face à l’info », émission RTBF, 16 mai 2014.