Espace de libertés | Décembre 2019 (n° 484)

Ces films qui bousculent le monde


Dossier

Qu’est-ce que le cinéma engagé, en quoi ses œuvres se démarquent-elles du reste de la production ? Focus sur ces œuvres cinématographiques qui, par leur contenu ou leur forme, ont changé la perception de notre société, voire la société elle-même.


Quand on parle de cinéma engagé, on pense d’emblée à des films, le plus souvent indépendants, ultra-politisés, qui dénoncent des situations discutables, pour ne pas dire intolérables. Mais au cinéma comme dans toute autre forme d’expression, la notion d’engagement est vaste, et les nuances sont nombreuses. Pour Amanda Robles, docteure en cinéma et réalisatrice, et Julie Savelli, maîtresse de conférences en études cinématographiques et audiovisuelles, toutes deux autrices d’une Histoire du cinéma engagé : « Le cinéma militant désigne un cinéma enrôlé, qui obéit à des ordres ou au cahier de charges idéologique d’une organisation politisée, tandis que le terme engagé, venant de “mettre en gage”, renvoie à une démarche cinématographique plus risquée et plus personnelle, notamment d’un point de vue formel. » Selon elles, toujours, « le cinéma engagé offrirait la possibilité d’un contrechamp social via la construction de nouvelles représentations : il s’agit de changer le cinéma pour changer le monde, mais aussi et avant tout le regard du téléspectateur. »

Dans L’Homme et la société, paru en 1998, Pascal Dupuy, Christiane Passevant et Larry Portis scindent pour leur part le cinéma engagé en différentes catégories : « Tout d’abord, il y a les films de propagande, comme ceux de Sergueï Eisenstein. Ce type de cinéma imbrique sans guère de nuances l’analyse idéologique et la diabolisation de l’ennemi. » Viennent ensuite les films de critique sociale, comme ceux de Mike Leigh (High Hopes, Naked, Secret and Lies…), de Peter Cattaneo (The Full Monty) ou encore de Robert Guédiguian (À la vie, à la mort, Marius et Jeannette…). Des œuvres qui prennent pour héros, ou plutôt antihéros, des laissés-pour-compte, des marginaux, et mettent en avant des situations particulières. En Belgique, Luc et Jean-Pierre Dardenne correspondent à ce mouvement, avec des films tels que Le Jeune Ahmed où ils suivent le parcours d’un ado séduit par le radicalisme, ou précédemment La Promesse, Le Silence de Lorna, Deux jours, une nuit ou encore Rosetta. Au travers de leurs œuvres, les frères dépeignent notre société et ses travers, attirant par la même façon l’attention du public sur des problèmes qu’il ne voit pas toujours (ou sur lesquels il préfère fermer les yeux). Avec des réactions allant parfois au-delà de leurs attentes. Ainsi, doublement récompensé à Cannes (Palme d’or et meilleure actrice pour Émilie Dequenne), Rosetta, en narrant le parcours d’une jeune femme luttant pour survivre et trouver un travail, a eu un tel impact qu’un plan visant à encourager l’insertion des jeunes sur le marché du travail a, dans la foulée du succès international du film, porté son nom.

Cinéma engagé, cinéma enragé!

D’autres œuvres enfin se montrent plus progressistes, plus critiques, plus virulentes. « Dans ces films, les situations dans lesquelles évoluent les personnages sont toujours structurées par des processus ou des institutions étatiques. Le refus actif d’accepter l’oppression, ainsi que la révolte et la rage deviennent des sources d’inspiration et des sujets d’analyse à travers l’expression cinématographique. » Et de conclure que « ce cinéma se range du côté des opprimés, contre les défenseurs du système et de l’État. C’est un cinéma qui dénonce, s’insurge ! » Parmi ses plus célèbres représentants, on citera Chris Marker, Constantin Costa-Gavras et bien sûr, Ken Loach qui, lorsqu’il reçut la Palme d’or en 2016 pour I, Daniel Blake, déclara dans son discours de remerciement : « Le cinéma est porteur de nombreuses traditions. L’une d’entre elles est de présenter un cinéma de protestation, un cinéma qui met en avant le peuple contre les puissants. » Il est à noter que le cinéaste anglais s’engouffra très tôt sur la voie du cinéma engagé, en 1966, avec Cathy Come Home. Jonglant entre fiction et documentaire, son premier film, tourné pour la BBC, relatait le destin d’un jeune couple qui bascule dans la pauvreté. Sa diffusion a bouleversé la population anglaise et déclenché un débat au Parlement sur les SDF et permis la création du Caritative Shelter, qui vient en aide aux sans-abri. C’est le retentissement du film, si fort – même si insuffisant à son goût – qui conforta Loach dans la voie du cinéma engagé. Voie qu’il poursuivit avec des œuvres telles que Sorry We Missed You dans laquelle il a récemment dénoncé l’ubérisation du monde du travail.

Changer le monde

Pour résumer, nous dirons que sous la dénomination de cinéma engagé, on rassemblerait des œuvres d’hommes et de femmes qui utilisent le 7e Art pour se positionner avec plus ou moins de force par rapport aux conjectures sociales et politiques, en dénonçant les injustices, les inégalités, les situations révoltantes, intolérables, en offrant une autre vision que celle véhiculée par le pouvoir en place, en attirant l’attention sur des faits si pas dissimulés, peu éclairés… Et ce, en fonction de leurs propres sensibilité et sujets d’intérêt. Leur objectif ? Au minimum, attirer l’attention du public. Et à court terme, changer sa perception du monde. À moyen ou long terme, changer le monde lui-même.

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Les uns traitent ainsi des faits de guerre méconnus ou dissimulés : on pense à Spielberg, qui réveilla de nouveau l’intérêt du public sur l’Holocauste avec La Liste de Schindler. Mais aussi à Hôtel Rwanda de Terry George, l’un des premiers films de fiction – avec Shooting Dogs de Michael Caton-Jones – à mettre le génocide rwandais en lumière. En 2006, le drame de guerre Indigènes de Rachid Bouchareb, en retraçant le destin de quatre soldats nord-africains venus combattre en France durant la Seconde Guerre mondiale, a poussé Jacques Chirac à aligner la pension des vétérans coloniaux sur celle des soldats français. Un dossier qui traînait depuis… quarante-cinq ans ! Le film a par ailleurs rappelé à la France le rôle tenu par les aïeux d’une population que nombre de ses concitoyens souhaiteraient aujourd’hui voir « rentrer chez elle ».

Des symboles détournés

D’autres films parlent du malaise des banlieues (La Haine de Mathieu Kassovitz, Ma 6-T va crack-er de Jean-François Richet…) ou du réchauffement climatique. Dans un style ultra-commercial, The Day After Tomorrow de Roland Emmerich avait clairement pour vocation de secouer le public sur cette thématique. Tandis que dans un autre registre, Philadelphia de Jonathan Demme a modifié le regard porté sur les malades du sida. Et que Victim de Dennis Price, en 1961, fut le premier film à utiliser le mot « homosexuel » à une époque où ce prétendu crime était encore puni par des peines de prison. Évoquons encore la montée des extrémismes, du black power, de la question migratoire, de la cohabitation des cultures, du féminisme, du racisme, de la manipulation des médias…

En 2006, quand sort V pour Vendetta, inspiré du comic book du même nom, et axé autour d’un héros révolutionnaire se dressant pour faire chuter une dictature, les réalisateurs n’imaginaient pas que le masque de leur héros (un portrait stylisé du révolutionnaire Guy Fawkes) deviendrait le symbole du mouvement Anonymous, ces hackers qui attaquent les serveurs de banques et autres institutions puissantes. Ses membres le portent lors de manifestations publiques. Un phénomène qui se reproduit aujourd’hui avec Joker. Depuis la sortie du film de Todd Phillips consacré à la naissance du vilain de DC Comics, le personnage est devenu un symbole de la révolte du peuple contre les élites. Dans les manifestations qui prennent place au Chili, au Liban, à Hong Kong, son grimage est adopté par des citoyens en colère.

« Les sujets qui nous touchent, nous mettent en colère ne manquent hélas ! pas », nous confiait récemment Constantin Costa-Gavras, venu présenter son dernier opus, Adults in the Room, à Bruxelles. Avant de préciser : « Il faut toutefois faire les films comme on les ressent, sans se demander s’ils auront un impact. Une fois qu’ils sont sur les écrans arrive ce qui doit arriver. On me qualifie de cinéaste engagé parce que les sujets qui me passionnent et que je traite, ce sont les arcanes du pouvoir et la résistance, deux thèmes essentiels qui font exister la démocratie. Mais selon moi, le vrai engagement, c’est de raconter des histoires, de faire des films, de faire du cinéma ! »