Espace de libertés | Décembre 2019 (n° 484)

Les mots pour changer le réel. Rencontre avec Chloé Delaume


Dossier

Le jeu et les enjeux de la littérature constituent des thématiques récurrentes dans son œuvre. Chloé Delaume définit elle-même son entreprise littéraire comme une « politique de révolution du “je”« . Et, a-t-on envie d’ajouter, du « nous ». Elle vient de publier un manifeste incisif qui souligne toute l’importance de la sororité, clé de voûte du changement des mœurs dans une société patriarcale vacillante.


Votre dernier livre, Mes bien chères sœurs, évoque votre parcours personnel et les différentes vagues de féminisme.

Plus qu’un essai, c’est une sorte de livraison d’un intime qui essaie de réfléchir à ce que c’est qu’être féministe aujourd’hui. J’appartiens à une génération où la construction de la femme n’était pas si simple. La construction de l’identité est faite de plein de facettes, et surtout d’expériences. J’ai écrit une trentaine de livres, et quand j’ai entamé celui-ci à 45 ans, j’avais besoin de faire le point sur l’endroit d’où je parle, sur ce que je suis devenue et par où je suis passée. En tant qu’enfant, par rapport aux hommes, à la prostitution… Je pense que c’était nécessaire.

Le mot « uxoricide », à savoir le meurtre de l’épouse par l’époux, renvoie à votre enfance. Tout autant qu’à une réalité qui semble avoir peu évolué depuis lors ?

J’étais féministe avant même de connaître le mot « uxoricide », qui s’est imposé à moi. Ma mère a été assassinée par mon père, qui s’est ensuite suicidé. En France, tous les trois jours, une femme meurt sous les coups de son ex ou conjoint. Un viol est déclaré toutes les 40 minutes et 91 % des victimes sont des femmes. Une femme sur dix a été violée ou le sera au cours de sa vie. Un tiers de ces viols a lieu au sein du couple, un quart sont commis par un membre de la famille…

L’écriture, parfois liée à l’acte performatif, constitue-t-elle pour vous une forme de pouvoir ?

C’est le seul pouvoir que j’ai trouvé, et qui me donne la possibilité de changer le réel. Au début, je voulais écrire une pièce de théâtre pour directement toucher le public. Puis, comme je m’emberlificotais dans la préparation de cette pièce, j’ai décidé d’aller à l’essentiel : juste parler, ce qui est un peu nouveau pour moi. Je voulais montrer à quel point le performatif est effectif chez moi, je suis vraiment devenue celle que je voulais, indépendamment du déterminisme social, des traumas pas toujours évidents à gérer et de ma bipolarité. C’est une conquête de territoire corporel finalement.

Ce livre est également un appel à reconsidérer le mot « sororité » disparu du langage au cours de l’histoire, contrairement à « fraternité ».

La sororité est une alliance indéfectible entre les femmes, qui se construit. Sororiser, c’est rendre sœurs. Le but est de créer une communauté soudée, animée par la même volonté de déjouer les stratégies paternalistes et la violence sexiste ordinaire. La sororité est la seule solution qui n’a jamais été essayée puisque, en tant que femmes, on a été éduquées dans la rivalité. Aujourd’hui, elle se met enfin en place dans la société civile et de plus en plus chez les jeunes militantes. J’aime assez l’idée d’assister à une époque historique, c’est un mouvement un peu irrémédiable. La sororité est fondamentale, car politiquement elle offre une alternative par l’horizontalité, une prise de contrôle des femmes. En France, par exemple, elles n’ont jamais eu le pouvoir, mais cela peut arriver peut-être par la force de l’action collective. Pour les plus de 50 ans, le patriarcat reste chevillé au corps. Il faut compter sur le renouvellement et les alliés.

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Qui sont ces alliés ?

Les hommes féministes qui ne sont pas à l’aise avec le patriarcat et les injonctions virilistes. Ces valeurs ne font pas rêver les trentenaires. Le modèle du père tout-puissant par exemple est devenu obsolète. Beaucoup n’ont pas envie de reproduire les schémas de la culture misogyne française, dont celui du viol alimenté à coups de chansons paillardes ou d’idées du type « elle ne veut pas mais elle veut ».

La plupart des initiatives féministes actuelles restent « strictement réservées aux femmes ». Ne serait-il pas temps d’y assimiler les hommes intéressés afin d’accélérer ce changement ?

On est dans une temporalité particulière, car pour l’instant, les hommes n’ont pas droit de cité au sein de cette vague féministe. Nous devons d’abord nous rallier, nous recentrer, nous organiser. Rester vigilantes. Il ne faut pas que l’oppresseur tente de nous coloniser le cerveau. Il s’agit d’une période historique, c’est pour cela que les femmes doivent rester entre elles quelque temps. On a besoin de ça.

Comment définissez-vous la quatrième vague de féminisme et en quoi se distingue-t-elle des autres ?

La première vague féministe a permis le droit de vote et l’égalité juridique, dans le sillon des révolutions industrielles. La deuxième, dans les années 1960-1970, défend le droit de la femme de disposer de son corps. Au travers du MLF, du manifeste des 343 salopes… La troisième vague féministe, activiste et organisée, est arc-en-ciel, partie des États-Unis dans les années 1980. Dès l’apparition d’Internet, elle s’est déployée. La vague actuelle concerne madame Tout-le-monde, une majorité visible jusqu’ici silencieuse. Via les technologies numériques et les réseaux sociaux, la parole se libère. Et emprunte différentes voies : sites, blogs, études, lexiques, matrimoine, collectifs artistiques, politiques… La quatrième vague va également de pair avec un journalisme féministe. « Assassinat » n’est pas juste « drame conjugal » et « uxoricide » n’est pas « il était fou d’amour ».

En préface de votre livre, vous reprenez une phrase de la militante trans Julia Serano : « La seule chose que toutes les femmes partagent, c’est le fait d’être perçues en tant que femmes et d’être traitées comme telles. » Cela sous-tend-il que les liens entre les femmes sont dominés par la rivalité ?

Je n’ai pas toujours eu un rapport très simple avec les femmes, j’ai souvent été dans la rivalité. Comme on n’est pas sûre de soi, on se méfie de la voisine. Puis je me suis rendu compte qu’il était parfois possible de changer les choses simplement en modifiant le regard que l’on pose sur les autres. Nous subissons cette société, car nous sommes affaiblies par la rivalité, l’agression par réflexe et la violence dont peuvent faire preuve auprès des plus faibles les femmes devenues fortes, celles qui s’en sont sorties. Il y a souvent une absence d’empathie.

Le syndrome de la Schtroumpfette semble-t-il par ailleurs persister ?

C’est le cas de la fille entourée de sa bande de mecs. Ce syndrome subsiste, indépendamment de l’âge et du type de milieu. Mais il ne faut pas oublier qu’on ne naît pas « mamatrone », on le devient, l’ancienne victime peut se transformer en ogresse.

Deux ans après #MeToo et #BalanceTonPorc, les mentalités évoluent-elles ?

Il y a un renouvellement sain qui s’opère d’un coup. On est dans un pays où règne une pression sexiste énorme. Pendant longtemps, c’était presque intégré, passé sous le tapis sous couvert du génie de la drague à la française. Mais la majorité des hommes ne sont pas des relous et des harceleurs, et beaucoup sont tombés de l’armoire lors de ces campagnes, non conscients de ces attitudes quotidiennes. C’est une forme de libération pour les femmes qui se sentaient seules là-dedans. Un rééquilibrage est en train de se faire. Les critères de virilité tombent. Il y aura de la casse, comme des coups de balais de sorcières qui viennent nettoyer, aérer la pièce, car ce n’est plus tenable pour personne.

Le changement s’effectue donc peu à peu…

La force fait quand même plier, il y a une volonté de masse, quelque chose de l’ordre de la révolution des mœurs, et il n’y a que comme ça que ça peut se passer. Les lois ne pourront pas empêcher les violences conjugales, c’est par les mœurs qu’il faut que ça passe. Avant de punir, il faut qu’on arrive à neutraliser le phénomène. Par ailleurs, il y a encore du mépris ou du dédain par rapport au terme de « féministe ». C’est pour ça qu’il faut qu’on s’en rempare, qu’on en refasse une force vive et un mot qui porte la révolution. Il faut que le « nous » soit constitué, c’est en ayant un « nous » fort que ça peut marcher, c’est pour ça qu’il faut de la solidarité et de la sororité.