C’est la fille de… mais pas seulement. Sénatrice, Isabel Allende Bussi est active au sein du parti socialiste chilien et dans diverses commissions politiques où elle entend faire progresser les droits fondamentaux. Ceux des femmes, de l’environnement et des démocrates. Alors que l’extrême droite ressurgit en Amérique latine comme dans le reste du monde, que le Chili est en proie à la contestation, elle évoque ses espoirs et ses leviers de changements (1).
Vous avez été la première femme à présider le Sénat chilien, vous êtes à présent sénatrice de la région de Valparaíso. Pensez-vous que la situation des femmes chiliennes s’est améliorée ces dernières années ?
Je suis effectivement la première femme – et jusqu’à présent l’unique – à avoir présidé le Sénat chilien. Ce fut un privilège et un moment empli d’émotion par rapport au souvenir de mon père, Salvador Allende. Il a, en son temps, fait beaucoup de choses pour les femmes, notamment en créant un ministère et en soutenant l’idée qu’il était possible que des femmes puissent accéder à la présidence de la République. Il avait créé son cabinet en respectant la parité homme/femme et soutenu des lois importantes concernant l’égalité salariale et l’avortement. Mais l’on n’y est pas encore… Aujourd’hui, l’avortement est légalisé, malgré l’opposition de la droite, mais uniquement sous réserve de trois raisons très précises (risque pour la vie de la femme, non-viabilité du fœtus et viol). Au Chili, ce sujet n’est pas facile à aborder parce que l’influence de l’église est très importante, à l’instar du reste de l’Amérique latine, d’ailleurs. Et il reste de sérieux freins, car les institutions qui pratiquent l’avortement, les hôpitaux, ont le droit de brandir l’objection de conscience. C’est donc un obstacle supplémentaire pour les femmes. Dans ces circonstances, il est en réalité très difficile d’accéder à l’avortement.
En effet, d’après les chiffres de 2018 de la Fédération internationale des droits humains (2), il y aurait à peine 360 femmes qui auraient pratiqué un avortement légal contre 70 000 toujours dans l’illégalité.
C’est vrai, même si nous ne connaissons pas avec exactitude les chiffres des avortements. On évoque entre 40 000 et 70 000 avortements qui se pratiqueraient illégalement, ce qui est affreux, parce que ce n’est pas réalisé dans des conditions hygiéniques et sûres. Mais surtout, cela démontre que ce n’est pas un droit absolu pour les femmes, que cela demeure en pratique très difficile. Nous sommes une minorité à soutenir l’avortement libre, exempté des causes précises. Nous sommes également en train de pousser des lois qui protègent les femmes contre la violence, car malheureusement, il y a beaucoup de violences intrafamiliales dans le pays. Le nombre de féminicides ne diminue pas. Au contraire, il augmente. Nous luttons aussi contre les violences exercées dans la rue. Nous voulons que les femmes puissent marcher tranquillement et sans risques dans l’espace public, car pour l’instant, les hommes pensent y avoir tous les droits, dont celui d’insulter les femmes. Nous essayons de faire en sorte de l’interdire. Et, chose très importante, nous avons réussi à faire voter une loi qui va dans ce sens. Nos opposants ont essayé d’ironiser, de se moquer de cela, mais finalement nous l’avons imposée. Et d’ailleurs, nous avons récemment eu un condamné qui a été emprisonné pendant trois semaines et qui a dû payer une amende pour ce type de faits. Nous devons affronter des difficultés, mais à présent, les hommes sont un peu plus sensibilisés à cette question, ils ne s’opposent plus autant qu’avant. Ils reconnaissent davantage que ce n’est pas normal que les femmes soient exposées à ces comportements, qu’il y ait tant de féminicides ou de violences à l’intérieur et à l’extérieur de la famille.
En Europe, des associations luttent pour la reconnaissance du féminicide. Il est reconnu au Chili ?
Oui. Ce fut l’objet d’une grande discussion, parce que nous souhaitions que le féminicide soit puni davantage que l’assassinat d’un homme. Nous avons eu de grands pourparlers avec la droite chilienne qui estimait de son côté que c’était la même chose, que l’on ne pouvait pas faire de différence entre les vies humaines. Mais nous avons soutenu qu’il était nécessaire d’opérer une différence, parce que depuis toujours, les femmes ont été désavantagées, d’où cette nécessité de les protéger.
En Belgique, on a fêté les 50 ans de la laïcité organisée en 2019. Comment est perçu le concept de laïcité au Chili ?
Ce concept n’est pas assez répandu au Chili, car l’influence de l’Église est très forte et une majeure partie de la population se reconnaît comme catholique. Les laïques constituent donc une minorité. Les agnostiques, les athées préfèrent ne rien dire. L’Église catholique est très influente, donc c’est difficile d’être en opposition à cela. Au Chili, nous avons aussi l’image d’une Église qui a joué un rôle très important en protégeant les gens poursuivis durant la dictature et en prenant leur défense, ce pour quoi il y a un grand prestige autour de l’Église catholique.
Vous avez vécu réfugiée pendant seize ans au Mexique pour fuir la dictature. Donc l’exil, vous connaissez. Aujourd’hui, les immigrés sont ostracisés. Que cache ce rejet de l’Autre, selon vous ?
Après la dictature, plusieurs milliers de Chiliens sont arrivés en Europe, notamment en Belgique. On a reçu beaucoup de solidarité, nous avons été accueillis comme si nous étions chez nous. Aujourd’hui, c’est curieux, parce qu’au Chili, on a commencé à recevoir beaucoup d’immigrés du Pérou, de la Bolivie et d’Haïti, ainsi qu’énormément de Vénézuéliens. Nous accueillons presque un million de personnes. Le gouvernement travaille à une loi pour régler l’accueil des migrants. Nous avons le devoir de recevoir ces personnes. C’est un combat que nous allons mener au Parlement. C’est une question de solidarité, de principe, mais ce serait plus facile si l’on pouvait se mettre d’accord au niveau régional. Malheureusement, le gouvernement de droite de Piñera n’a pas voulu signer l’accord de migration des Nations unies. C’est dommage !
Il y a quelques années, deux femmes ont remporté la présidence de grands pays d’Amérique latine : avec Dilma Rousseff, au Brésil et Michelle Bachelet, au Chili. Aujourd’hui, la situation a drastiquement changé.
Malheureusement, le gouvernement de Dilma Rousseff a subi un coup d’État au travers d’une fausse accusation de corruption. C’est terrible, je pense que c’est vraiment ce que l’on appelle « un coup d’État blanc », sans accusation véridique. C’est aussi une très mauvaise image que l’on donne à ce mandat féminin qui se termine avec de telles accusations. C’est différent dans le cas de Michelle Bachelet qui joue à présent un rôle à l’international, puisqu’elle est haut-commissaire aux droits de l’homme à l’ONU, alors que Christina Fernández de Kirchner devient vice-présidente en Argentine. Mais je pense que le temps des femmes est un peu terminé pour l’instant en Amérique latine. Et dans ce sens, on peut dire que c’est un retour en arrière.
Précisément, au Brésil, c’est Jair Bolsonaro qui est devenu le président. Il a récemment attaqué Michelle Bachelet, l’ancienne présidente chilienne, en faisant une référence malheureuse à Pinochet, pour la blesser. Quelles sont vos impressions sur ce type d’attitude de la part d’un chef d’État ?
J’ai la pire impression de Bolsonaro, je pense que c’est le Trump brésilien. Ces paroles qu’il a prononcées sur le père de Michelle Bachelet et sur la dictature (dont il dit qu’elle a permis au pays de ne pas sombrer comme le Venezuela) sont affreuses. C’est un grand admirateur de Pinochet… D’ailleurs, il affirme aussi qu’au Brésil, il n’y a pas eu de dictature. C’est incompréhensible. J’ai une très mauvaise opinion de lui.
Il vous fait peur ?
Pas vraiment, mais j’ai de la peine pour les Brésiliens : ils ne méritent pas cela. Il a plusieurs fois affirmé des choses vraiment humiliantes sur les femmes, il ne croit d’ailleurs pas au droit des femmes ni au droit de l’environnement, raison pour laquelle il a laissé passer beaucoup de semaines avant de stopper les feux en Amazonie.
Vous avez également présidé la commission de l’environnement au Chili, quel regard portez-vous sur les manifestations en faveur de la défense du climat à travers le monde ?
J’en ai été la présidente l’année dernière et je fais toujours partie de la commission. Au Chili, nous rencontrons beaucoup de problèmes environnementaux. Il y a « des zones sacrifiées » où les gens tombent malades à cause de contaminations et de la pollution. En même temps, nous observons une grande sécheresse, puisque cela fait quasi neuf ans que nous vivons sans pluie dans la région de Valparaíso, ce qui rend la situation très difficile. Le Chili est un pays fort exposé au changement climatique de par sa géographie. De plus, nous possédons un modèle de gestion de l’eau basé sur la privatisation, ce qui a permis la spéculation. De ce fait, il y a des gens qui n’ont toujours pas accès à l’eau potable. Nous sommes donc en train d’entamer des démarches pour modifier la Constitution et affirmer que l’accès à l’eau est un droit humain fondamental qui doit être respecté. Comme toujours, ce sont les gens très vulnérables, les plus pauvres, qui souffrent. Il faut travailler d’une manière différente, nous ne pouvons plus continuer comme nous l’avons fait jusqu’à maintenant.
D’une manière générale, êtes-vous optimiste quant à la situation relative aux droits humains aujourd’hui ? Madame Bachelet s’est dite récemment préoccupée par l’usage des technologies numériques contre les défenseurs des droits humains. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que nous vivons des temps très complexes, où l’on voit revenir des courants nationalistes d’extrême droite. Ce n’est pas une bonne nouvelle. Je pense qu’il faut y prêter attention. Aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, nous sommes informés simultanément, mais en même temps, les fake news peuvent faire beaucoup de mal. Il faut aussi nous préoccuper de la protection de la vie privée, car l’accès aux données personnelles privées d’une personne est obtenu même via Netflix qui connaît très bien mes goûts et cela peut devenir dangereux, voire aboutir à la manipulation de la personne. C’est un grand danger pour les droits humains.
(1) L’interview a été réalisée avant le début des troubles au Chili.
(2) FIDH, Avortement au Chili : les femmes face à de nombreux obstacles, août 2018.