Espace de libertés | Décembre 2019 (n° 484)

« Majusculer » les Tunisiennes avec la BD


Dossier

Passer par l’art, et plus précisément par le neuvième, afin d’améliorer l’image et la place des femmes dans la société, c’est le pari fou que trois jeunes Tunisiennes se sont lancé il y a plus d’un an. Le projet Shift (1) raconte l’histoire de cinq femmes : cinq histoires particulières, cinq biographies imagées teintées d’injustice, d’engagement, de normalité, mais surtout de féminisme.


Il est dix-huit heures dans le faubourg est de la capitale tunisienne, El Aouina. Le soleil se couche lentement dans le ciel azur. La douceur de la nuit tunisoise est empêchée par le ballet d’automobiles incessant, bruyant et nerveux. Au milieu de toute cette chorégraphie klaxonnante, trône fièrement depuis son inauguration en 1932 par l’occupant français, l’église Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus d’El Aouina. Cet édifice, aujourd’hui désacralisé et servant principalement de salle de sport pour la jeunesse des quartiers avoisinants, a pu être témoin des changements profonds et radicaux de la société tunisienne. Elle a notamment vu sa propriété passer des mains françaises à celles du gouvernement tunisien, avec à sa tête le président Bourguiba, qui promulgua le Code tunisien du statut personnel (CSP) entré en vigueur le 1er janvier 1957. La Constitution et les différentes lois instituées par Habib Bourguiba ayant également amenées une série de réformes sans précédent au sein du monde arabe. Une partie d’entre elles concerne les libertés des femmes tunisiennes. Pêle-mêle, elles ont donc pu, à partir de 1973, demander le divorce, pratiquer l’avortement jusqu’à trois mois de grossesse, et la polygamie fut interdite. Mais cette série de réformes insérées à l’époque dans une stratégie de « féminisme d’État », n’a pas pu entièrement supprimer les inégalités de genre au sein de la Tunisie profonde.

De la BD à la réalité

À deux pas de l’église et loin du tumulte automobile de l’artère principale se cache le 5015, un espace de partage axé sur la production et la diffusion de contenus imprimés d’arts graphiques tenu par Sara Bouzgarrou. C’est précisément là que se tiennent plusieurs fois par semaine des réunions féministes un peu particulières qui ont abouti sur un projet artistique hors norme en Tunisie : un projet de bande dessinée féministe, le projet Shift.

La pièce de travail de la maison, garnie de bibliothèques remplies de livres spécialisés, accueille aussi une énorme table en bois autour de laquelle trois jeunes femmes sont accoudées. « Moi, c’est Sara Bouzgarrou, je suis fondatrice de cette micromaison d’édition, mais je suis aussi la directrice artistique du projet de bande dessinée Shift », amorce-t-elle, en s’appuyant sur le rebord de la grande baie vitrée, tout en sirotant une tasse de thé vert. « Elle, c’est Sirine, une jeune étudiante en anthropologie qui se charge de l’aspect coordination du projet », ajoute-t-elle en pointant du doigt la jeune fille cachée derrière l’écran de son PC.  « Sara et Bochra m’ont contactée pour préparer la conférence de lancement », ajoute Sirine, en abaissant l’écran de son ordinateur. « En fait, Shift, ce n’est pas simplement un projet BD. Ça a commencé comme ça, mais au fur et à mesure des discussions et des réunions, le projet a évolué. Chaque bande dessinée raconte l’histoire d’une femme et chacune aura droit à son propre événement, à savoir une conférence et un vernissage des planches dans la ville d’origine du personnage principal. » « On veut insuffler une sorte d’effet ricochet », enchaîne Sara. « On espère que l’évocation des problèmes rencontrés par les femmes mises en avant pourra faire bouger les choses et amener des réformes. » Les cheveux courts, le regard attentif et un français digne de celui d’une ancienne professeure, Bochra Triki, la coordinatrice principale du projet, poursuit l’explication : « Ces femmes apportent une forme de changement, dans leur propre vie ou plus largement au sein de la société tunisienne. Des obstacles, elles en ont rencontré : ils sont issus de la société ou de leur propre famille. Autant de choses qui leur sont imposées ou bien qu’elles s’imposent par autocensure. Mais elles les ont dépassés soit en suivant leurs passions, soit en entrant dans une forme d’activisme féroce, inattendu. Finalement, ce qui est important, c’est l’interprétation féminine de l’équipe artistique (l’équipe de Shift n’est composée que de femmes, NDLR) et de sa retranscription pour pouvoir faire passer un message fort au public et aux lecteurs. »

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Saïda, la danseuse oubliée

Sara Bouzgarrou traverse la pièce, fouille dans un carton ouvert rempli de cartes postales colorées, en prend quelques-unes, les dispose lentement sur la table et en pointe une. L’émotion se lit dans ses yeux. Sa voix se durcit : « Cette carte-là, c’est l’histoire de Saïda El Khadra. C’est une danseuse populaire, la grande soixantaine.  Elle a dansé durant l’âge d’or de la danse populaire en Tunisie. C’est une artiste qui, à l’apogée de sa carrière, a vécu un drame familial et personnel : le décès de sa mère. À la suite de ça, elle a décidé d’arrêter la danse à 37 ou 38 ans. Il est important de noter que Saïda a créé des pas de danse. Des pas qui n’ont été documentés par aucune association culturelle. Durant vingt ans, elle a vécu dans la précarité, sans avoir un jour pu se voir attribuer le statut d’artiste. Donc pas de sécurité sociale, pas de soins de santé remboursés, pas de salaire fixe, etc. De ce fait, elle est tombée dans l’oubli. Vingt ans après, elle a décidé de reprendre la danse. On a trouvé que c’était une histoire qui méritait d’être racontée. C’est quelqu’un qui a décidé de paver son propre chemin, malgré toutes les difficultés économiques et liées à son âge, étant donné qu’elle a repris la danse à plus de 60 ans. Une association l’avait recontactée pour un spectacle, et c’est à ce moment-là qu’elle a décidé de reprendre son art. » L’histoire de cette artiste fait écho à plusieurs problèmes dans la société tunisienne, par exemple, les problèmes par rapport au statut d’artiste et leur rémunération, envers les droits d’auteurs, la notion d’héritage et d’autodétermination, mais surtout le manque de reconnaissance.

Rania, le clown protestataire

Bochra Triki, l’oreille toujours attentive, dépose sa tasse de thé sur la table et prend entre ses doigts une autre carte. Elle raconte : « Sur celle-ci, on voit des clowns qui sont en train de manifester. Ils tiennent une banderole où il est écrit : “Nous sommes une épine dans la gorge de chaque tyran.” Slogan de la brigade des clowns activistes qui sortent manifester à Tunis et dans d’autres villes du pays. Leurs manifestations consistent en des performances artistiques. Ils s’approprient la rue par le jeu, le théâtre la musique, tout en portant des messages. Rania, le personnage principal de cette histoire, fait partie intégrante de la brigade. Son histoire est lourde et tumultueuse. Jeune orpheline de 25 ans, elle a passé son enfance entre sa maison d’accueil et plusieurs orphelinats. Elle a connu les fugues, la rue, la délinquance, parce que c’était tout ce qu’elle voyait autour d’elle. Rania écrivait, et elle n’a jamais pensé que ses écrits pouvaient sortir des pages de son carnet. » Un jour, une association est venue dans son orphelinat et a proposé des ateliers de théâtre. Ce furent ses premiers contacts avec le monde du théâtre. « C’est ainsi que Rania s’est extirpée de son quotidien sombre et a pris conscience qu’elle pouvait s’exprimer autrement. À partir de là, elle s’est beaucoup intéressée à la politique, d’où sa participation grandissante aux manifestations, notamment celles de 2011. Des rencontres importantes ont rythmé sa vie, jusqu’à jouer dans un film tunisien. À côté de cela, elle a fini ses études de cinéma et réalise un court-métrage, sélectionné dans un festival à Marseille. Une femme partie de pas grand-chose, qui s’est construite elle-même, en veillant à s’ouvrir aux opportunités et aux rencontres : pour Shift, son histoire était très importante à raconter. Pas de larmoiement ou de victimisation. C’est sa force qui nous a séduites. »

Sara Bouzgarrou s’assied sur le bord de la table et conclut : « L’esprit de Shift, c’est le changement. » Celui d’une société fondamentalement patriarcale, où les femmes, telles des lettres qui passent de la minuscule à la majuscule, ont une place plus grande à prendre et un plus grand rôle à jouer.

 


(1) Comme la touche « Majuscule » de nos claviers, NDLR.