Espace de libertés | Décembre 2019 (n° 484)

Regard queer sur l’histoire de l’art


Dossier

Dans son livre « Pour une esthétique de l’émancipation », la critique d’art Isabelle Alfonsi part à la rencontre des artistes qui ont préfiguré l’avènement du « queer » à la fin des années 1980. Elle y montre qu’en ignorant le corps, la sexualité et les engagements politiques des artistes, l’histoire de l’art neutralise aussi la portée sociale de leur travail.


Certains considèrent que ce qui se passe dans chambre à coucher d’un artiste ne regarde que lui. D’autres que c’est la chambre à coucher – qui s’y trouve, qui s’y perd – qui fait l’artiste. Isabelle Alfonsi, critique d’art née en 1979, cofondatrice de la galerie d’art contemporain Marcelle Alix située à Belleville, serait plutôt du second clan. Elle considère plus largement qu’il convient de replacer les œuvres dans le contexte dans lequel elles émergent, et donc de ne pas les considérer comme détachées de la vie de l’artiste, de son corps, des enjeux politiques liés à cette vie et à ce corps. L’art pour l’art : on repassera. On serait plutôt ici dans le « corps à l’art » ou l’« art à corps ».

Isabelle Alfonsi n’hésite pas elle-même à employer la première personne : manière de rappeler qu’on parle toujours « de quelque part » et qu’il n’existe pas une histoire de l’art « objective » mais une histoire de l’art essentiellement hétérocentrée, qui fait la part belle aux hommes blancs. En sous-main, une multitude d’œuvres a pourtant travaillé à modifier les normes, les hiérarchies traditionnelles. « Pouvons-nous trouver dans les œuvres d’art, dans certaines productions esthétiques, un relais à nos désirs politiques ? » : telle est la question posée par l’auteure qui s’appuie sur des théoriciens comme José Esteban Muñoz, Linda Nochlin, Griselda Pollock, Élisabeth Lebovici ou Renate Lorenz, auteur d’Art queer, une théorie freak, un essai sur les pratiques drag comme méthodes de subversion des normes de genre.

Une lignée des années 1920 à 1990

Isabelle Alfonsi montre que depuis les années 1920, des artistes se sont attachés à revendiquer des manières de vivre leur identité et leur sexualité en dehors de l’hétéronormativité, et/ou à faire communauté au-delà des identités individuelles. Un positionnement que l’on peut rattacher au mouvement queer apparu à la fin des années 80. « Le terme queer signifie “étrange”, “bizarre”. À l’origine, il est utilisé comme une insulte adressée aux minorités de sexe et de genre, avant que ces dernières se le réapproprient au début des années 1990 pour défendre leurs droits et leurs modes de vie »(1), explique l’auteure. Être queer, c’est toujours politique.
À travers quatre moments de l’histoire, l’auteure dessine les grands chapitres d’une « lignée » de l’art queer. En premier lieu les années 1920, période de militantisme pour la cause homosexuelle ; ensuite les années 60 avec l’émergence des mouvements civiques et féministes et de la libération sexuelle ; puis les années 1980 en France au cours desquelles la crise du sida marque et modifie les mouvements de libération homosexuelle ; enfin, les années 1990 aux États-Unis, qui voit naître un art explicitement « queer ». Par ce concept même de lignée, emprunté à Geneviève Fraisse, préfacière de l’ouvrage, Isabelle Alfonsi s’inscrit à contre-courant d’une « histoire des génies », le génie étant parfois considéré aujourd’hui comme un concept en soi patriarcal – à tout le moins contre-productif d’un point de vue politique. « Dès que l’on voit l’histoire comme une suite d’évènements et d’individus isolés, on sort de ce qui fait commun et cela empêche de raconter les histoires des mouvements et des collectifs » (2), constate-t-elle.

Le corps de l’artiste

De même, Isabelle Alfonsi estime qu’il est nécessaire de replacer l’analyse d’une œuvre dans le contexte de l’engagement politique de l’artiste, ce qui ne recoupe pas nécessairement l’idée d’ » artiste engagé ». « Le cœur du livre, c’est de faire entendre l’idée qu’un art politique, et en l’occurrence un art queer, ce n’est pas juste insérer des messages politiques dans l’art : c’est parce que ces artistes ont eu des engagements politiques et personnels très forts, que certain.e.s ont été des militant.e.s féministes et homosexuel.le.s, que leurs œuvres ont aussi l’air avant-gardistes », commente-t-elle. Ainsi de Claude Cahun, une photographe des années 1920-1930 connue pour ses autoportraits qui défont les frontières entre le masculin et le féminin, mais dont on ne sait pas toujours qu’elle a réalisé ces photos en collaboration avec sa compagne Marcel Moore. « Les deux artistes participaient activement à la rédaction d’Inversions, une revue qui militait pour les droits des personnes homosexuelles au tout début des années 1920. Leur engagement militant et leur collaboration artistique ont été assez peu mis en avant alors qu’ils permettent de mieux saisir la portée de ces images aujourd’hui », explique encore l’auteure.

Loin d’une vision qui dissocie l’homme de l’artiste, Isabelle Alfonsi juge nécessaire de communiquer des éléments liés à la vie sexuelle et à l’histoire familiale des créateurs. Là où certains aimeraient promouvoir l’égalité de genre en cessant de rappeler aux femmes artistes qu’elles sont des femmes, la critique d’art propose la démarche inverse : rappeler que les hommes artistes sont des hommes, et que cela ne fait pas pour autant de leurs pratiques des pratiques neutres ou incorporelles. « Pendant longtemps, le travail des femmes n’a pas pu être inclus dans cette histoire, parce qu’on les considérait comme trop proches de la matérialité des choses, incapables de raisonner, prisonnières de leurs corps en quelque sorte, poursuit-elle. L’historienne de l’art Griselda Pollock souligne que les hommes aussi ont un corps et que nous devons prendre en compte cette incarnation quand on analyse leurs œuvres. » Artiste ou spectateur, nous entrons en contact avec une œuvre en tant que corps désirant, soumis en fonction de ce corps et de ces désirs à de multiples injonctions sociales, à différents mouvements de domination et de soumission. Mais aussi dotés, grâce à ce corps et à ces désirs, d’un certain regard sur le monde, d’une certaine capacité d’émancipation.


(1) Julie Ackermann, « L’histoire de l’art se penche enfin sur les origines de l’art queer », mis en ligne sur le magazineantidote.com.
(2) Eugénie Bourlet, « L’art queer est l’art politique et prospectif d’aujourd’hui », mis en ligne sur www.nouveau-magazine-litteraire.com, le 23 septembre 2019.