Espace de libertés | Décembre 2019 (n° 484)

« C’est compliqué d’être artiste résistant ». Rencontre avec Dounia Benslimane


Dossier

Racines, c’était une association marocaine inspirée de la démocratie culturelle, avec des pratiques axées sur la participation citoyenne. Était ? C’est que Racines cultivait aussi un peu le subversif. Du moins du point de vue de l’État marocain. Et en participant à l’émission politique satirique « 1 dîner 2 cons » qui s’est penchée sur le discours du trône et les révoltes du Rif, ce fut la « subversion » de trop. Interview de Dounia Benslimane, co-créatrice de l’ASBL et directrice du développement.


Vous scandez : « La culture, c’est la solution ! » La solution à quoi, finalement ?

C’est un slogan qu’on a adopté très rapidement après la création de l’association en 2011, et parce qu’on pense vraiment que la culture est la solution alternative au développement. Depuis presque soixante ans, de  nombreux plans qui sont mis en place par les politiques : des plans de développement public, des plans industriels, des plans de développement touristique, etc., ne sont pas de grandes réussites et n’ont jamais fait leurs preuves. Ils n’ont jamais été évalués, tout simplement, parce que la dimension culturelle n’a pas été prise en compte. Et nous, quand on affirme que « la culture est la solution », c’est dans le sens anthropologique du terme. Il ne s’agit pas de création artistique ni d’excellence esthétique, mais plutôt d’intégrer la culture comme un outil de développement humain, d’éducation, d’émancipation et d’esprit critique. Et tant que ces valeurs-là ne sont pas inculquées dans la société, on ne peut pas espérer réussir des politiques de développement.

Qu’est-ce qui vous a décidée à vous lancer dans la sphère culturelle et à créer Racines ?

Je suis diplômée en médecine mais je n’ai pas pratiqué parce qu’en cours de route, je me suis aperçue que ce n’était pas ma vocation. J’ai alors croisé des activistes culturels qui militaient à Casablanca et je me suis rendu compte qu’en fait, cela m’attirait beaucoup. Je viens d’un milieu, au Maroc, qu’on peut qualifier de plutôt aisé : je lisais, j’allais au théâtre, au cinéma, donc je pensais être une personne cultivée. Mais j’ai ensuite compris, en croisant ces nouveaux amis, que, en fait la culture va au-delà de ça : c’est un moyen d’avoir de l’impact sur la société. Ensuite, un petit groupe d’une dizaine de personnes, dont des journalistes, des scénographes, des directeurs artistiques, etc., a décidé de créer une structure pour pouvoir militer, travailler sur le terrain, aller à la rencontre du public, faire des propositions qui vont du bas vers le haut et surtout de manière participative. Cette approche-là, elle n’a pas été très appréciée et l’association a été dissoute par la Justice à la suite de la diffusion de l’émission « 1 dîner 2 cons ». C’est compliqué d’être artiste résistant !

Est-ce que la culture n’est pas assez prise en considération au Maroc ou pas sous l’angle que vous estimez le plus intéressant, notamment en ne mettant pas assez en valeur la diversité culturelle ?

Les deux ! La culture est quand même fort instrumentalisée par l’État marocain et par les pouvoirs publics, en vue de véhiculer une certaine image du pays : une image d’ouverture, de développement, de stabilité, de sérénité avec de nombreux festivals, à Marrakech, à Rabat, etc. Et puis surtout, elle a très longtemps été combattue et marginalisée pour des raisons politiques, parce qu’on ne voulait pas que l’État soit critiqué. Donc on a mis de côté tout ce qui pouvait être créatif et subversif, et promu, développé, encouragé tout ce qui est en relation avec le folklore, la religion, le patrimoine arabo-musulman. Et ce, afin d’écarter la diversité culturelle et linguistique, comme la culture amazighe.

Vous prenez des risques en vous exprimant ainsi ?

Moins qu’avant. Aujourd’hui, on n’est plus dans les « années de plomb » où l’on ne pouvait absolument rien dire, entre 1960 et 1990, sous le règne de Hassan II. Avec le changement de roi,  il y a eu une période d’ouverture, malheureusement avec de récents reculs. Mais au moins, il y a eu cette ouverture et l’on peut encore s’exprimer plus ou moins librement. En fait, je pense qu’au Maroc, on peut s’exprimer aussi librement qu’on veut… tant qu’on ne touche pas à certains tabous.

Lesquels ?

Les fameuses lignes rouges que tout le monde connaît : le roi, la religion, le Sahara et l’intégrité territoriale du Maroc. Donc à partir de là, on peut dire à peu près ce qu’on veut. Après, bien sûr, c’est comme partout, il ne s’agit pas d’insulter ni de diffamer ou d’accuser sans preuve… Nos positions sont connues de l’État et par les hauts responsables. Ils les ignorent tout simplement. C’est stratégique de faire comme si tout allait bien, de présenter le Maroc comme une exception dans la région, parce qu’on n’a pas d’attentats ou très peu. Les partenaires occidentaux rentrent aussi souvent dans ce jeu-là parce qu’il y a des intérêts géopolitiques, stratégiques ou économiques. Et régulièrement, ils vont fermer les yeux sur telle ou telle infraction aux droits humains pour des raisons politiques.

Vous avez aussi commandé une enquête sur les pratiques culturelles, quels en sont les résultats ?

Elle a montré qu’une majorité écrasante de Marocains n’avait pas de pratique culturelle ou artistique, avec près de 80 % d’entre eux qui ne sont jamais allés au cinéma, qui ne lisent pas de livres, qui ne vont pas voir de pièces de théâtre. Cela ne nous a pas étonnés, car nous avons entrepris beaucoup de projets dans les petites villes, dans les villages avec des performances dans l’espace public. Et dans certains endroits, c’était la première fois que les jeunes voyaient un spectacle. Ils étaient tellement excités que c’était difficile de les contenir. Il y a une condensation de lieux culturels dans l’axe Casablanca-Rabat et aux alentours de Tanger et de Marrakech. Mais dès que vous agrandissez la carte, les territoires du Sud, l’Oriental, tout ça, c’est vide ! Il ne se passe rien ! Donc la question de l’accès à la culture se pose. Non seulement en matière de lieux, mais aussi de contenu. Au Maroc, on passe nos vies à inaugurer des centres culturels, des centres de jeunes, etc. Mais après, qu’est-ce qu’il s’y passe ? Rien ! Sans compter qu’il n’y a pratiquement pas d’éducation artistique à l’école publique. Vous ne pouvez pas demander à des gens de lire si vous ne leur avez pas enseigné l’amour du livre ! Vous ne pouvez pas leur demander d’apprécier le cinéma s’ils n’ont jamais vu de films ou si, dans leur ville, il n’y a pas de salle de cinéma. La seule volonté du côté institutionnel, c’est de développer les industries créatives.

Chez Racines, vous avez utilisé la pratique du street art dans certaines zones reculées, comment cela a-t-il été perçu par les populations ?

Au-delà de l’étonnement, il y a de la curiosité, mais aussi de la suspicion. Les gens ne comprennent pas pourquoi on est là et pourquoi on fait ça. Ils se demandent d’où ça vient, qui nous envoie, pourquoi, qui nous finance. Ça rend les gens assez curieux et ils se posent des questions. Mais après, une fois qu’ils sont dans le projet, ils rentrent dans le jeu, surtout les jeunes. Plus on va dans des endroits reculés, plus le doute est fort au début et l’adhésion importante par la suite.

De la part des filles aussi ?

Ça dépend des villes, parce que dans certains endroits, c’est très difficile d’obtenir la participation des filles. Et même quand elles sont là, elles ne se mélangent pas. Malheureusement, c’est à l’image de l’espace public au Maroc ! C’est la raison pour laquelle on travaille toujours avec un partenaire local qui connaît bien le territoire. La place des femmes dans la culture au Maroc, c’est à l’image de la société, je ne crois pas qu’elle soit différente ! Dans notre nouveau gouvernement, sur les vingt-cinq ministres, il y a quatre femmes ! Et elles n’ont pas les portefeuilles les plus importants. Même sur la photo de famille du gouvernement, elles sont derrière, on voit à peine leurs cheveux. Par contre, du côté des créatrices, des artistes, il y a de plus en plus de jeunes femmes qui essaient de s’émanciper, malgré l’autocensure.

Qu’est-ce que vous visez, finalement ? Le développement social, relationnel, la conscience de soi, du monde ? L’émancipation ?

Toutes ces valeurs-là, en fait ! Ce que l’on essaie de véhiculer, c’est de pouvoir faire société, tous ensemble. Pas de se tolérer, mais de cohabiter dans la diversité linguistique, culturelle ou régionale, sans compter les croyances, les idéologies, etc. Nous essayons d’expliquer que l’on peut être différent, mais s’entendre, sans être dans le conflit, sans être dans le rejet, dans le racisme ou la discrimination. On peut débattre, ne pas être d’accord, mais ça doit se faire dans le respect des valeurs, de l’accès à l’égalité des chances, entre les hommes et les femmes, d’une justice sociale. Aujourd’hui, malheureusement, on est dans une société empreinte de fatalisme. Au fond d’eux, les gens en ont marre de cette situation. C’est dur. Mais ils sont encore influençables par le fatalisme religieux, par la destinée. Ils disent : « Ce n’est pas grave ! », « Ça va se régler ! », « Il faut que tu mettes ta foi en Dieu, en le destin », « Ça finira par s’arranger ». Je pense aussi que c’est ce qui leur permet de tenir…

L’art, la culture peuvent-ils être des outils, des leviers pour changer cette dynamique individuelle et collective ?

Heureusement, depuis une dizaine d’années, il y a de très belles initiatives portées par différentes structures, des associations, la société civile qui est très active dans ce domaine-là au travers d’ateliers avec des femmes, des prisonniers, des migrants, des homosexuels. Et les résultats sont magnifiques ! Il y a par exemple une association à Tanger qui s’appelle «  Spectacle pour tous  » et qui propose des pièces de théâtre itinérantes en s’arrêtant avec leur camion dans les petits villages. Mais ce que nous demandons, c’est que tout cela soit intégré dans les politiques publiques d’éducation, par exemple à la citoyenneté, aux droits humains, aux valeurs universelles, à la démocratie.

Avez-vous encore foi dans la possibilité de changer le regard et la société par la culture ?

Dans le cas contraire, on ne continuerait pas ! On voit l’intelligence dans le regard des enfants lors des activités. Ils mériteraient de bien évoluer comme partout dans le monde. On ne voit pas pourquoi on les priverait de ça juste pour des raisons politiques. On ne pourra peut-être pas assister au changement, mais si on peut le pousser un peu, c’est déjà bien !