Pour survivre, la plupart des 150 000 sans-papiers installés en Belgique travaillent. Leurs emplois, non déclarés, sous-rémunérés et parfois non payés, sont propices aux abus. Des collectifs militent pour le droit à la protection juridique des sans-papiers. Et constatent une timide évolution des mentalités.
Dans son rapport d’activités 2018, l’organisation Fairwork Belgium, pourtant peu habituée des bonnes nouvelles, fait état d’une petite victoire : le nombre de régularisations salariales de travailleurs sans-papiers a connu une forte hausse. « Remarquable » même. Les quarante dossiers pour vol de salaire, ouverts en 2018 par l’organisation de défense des travailleurs sans-papiers, représentent un peu plus de 117 000 euros : de cette somme, 9 % ont été payés rétroactivement aux travailleurs grâce à l’intervention de Fairwork Belgium via une négociation avec le patron ou le dépôt d’une plainte.
« Ça nous aura pris beaucoup de temps pour parvenir à de tels résultats positifs », retrace Jan Knockaert, directeur de l’organisme. « Au total, les montants remboursés restent faibles, mais sur les dix années précédentes, cela ne s’était presque jamais produit. Tandis qu’en 2018, on compte cinq dénouements positifs. » Reste à savoir si l’année 2019 confirmera la tendance. Fairwork Belgium veut en tout cas croire à une évolution des mentalités : « L’approche des services d’inspection du travail est en train de changer ; ils sont de plus en plus sensibilisés à la question des travailleurs sans-papiers. » Les salaires non payés, et constamment sous le seuil du minimum légal, sont le principal objet des plaintes que reçoit l’organisation.
À défaut de générosité humaniste, les pouvoirs publics ont un intérêt économique évident à tenir compte de toute cette main-d’œuvre officieuse. | © Mychele Daniau/AFP
Même son de cloche à la Coordination des sans-papiers, où l’on ne compte plus les cas de travailleurs floués. Le porte-parole de la Coordination, Serge Bagamboula, et Modou, un jeune travailleur sénégalais sans titre de séjour valide, échangent ces tristes « anecdotes » dont ils ont eu vent. Il y a l’histoire de ces deux jeunes, embarqués un matin de Bruxelles pour assurer un déménagement en Flandre. Après une journée de travail bien plus longue qu’annoncé, ils tentent de négocier une augmentation. La propriétaire de la maison appelle immédiatement la police ; ils partent en courant dans la nuit, renonçant à tout salaire. Il y a aussi Salim qui, après dix jours de travaux de rénovation, douze heures par jour, tombe des nues lorsque son « patron » lui annonce que le travail n’est pas à la hauteur et qu’il ne sera pas payé. Il proteste, on lui répond : « De toute façon, tu n’as même pas le droit d’être en Belgique. » « Tous les sans-papiers qui travaillent ont au moins une histoire personnelle comme ça à raconter », conclut Modou.
« Plus d’escrocs que de patrons honnêtes »
L’autre risque auquel font face les travailleurs sans-papiers, ce sont les accidents de travail. Quand ils ont lieu, « dans le meilleur des cas, le patron dépose la personne devant les portes de l’hôpital et s’en va. La plupart du temps, il la laisse simplement dans la rue », dénonce Jan Knockaert. « Faire valoir les droits des sans-papiers qui ont eu un accident de travail est essentiel, mais très difficile à cause du manque de preuves. »
Photos, SMS, vidéos, enregistrements, échanges Whatsapp : en l’absence de contrat, tout est bon pour tenter de prouver l’existence d’un lien de subordination vis-à-vis d’un patron. Qu’il s’agisse de salaires non payés ou d’accidents, cette difficulté à rassembler des preuves explique en partie que la plupart des dossiers introduits par Fairwork Belgium soient classés sans suite. « Lorsqu’on négocie avec un patron, il arrive qu’on doive le menacer de s’adresser à l’inspection du travail. Quasi tous nous disent alors : “Allez-y, aucun souci !” Ils savent que leurs probabilités d’être contrôlés, voire punis, sont largement inférieures au profit qu’ils peuvent faire en agissant de façon malhonnête. Ils n’ont pas peur. »
Métiers de la construction, Horeca et travail domestique en tête, les sans-papiers accomplissent un travail de l’ombre, relativement abondant. De part et d’autre, la demande afflue. Les « employeurs », toujours à la recherche de main-d’œuvre bon marché, défilent chaque jour en voiture là où se rassemblent les aspirants travailleurs.
La demande des sans-papiers, elle non plus, ne faiblit pas : « C’est un marché devenu concurrentiel. Si un patron arrive et propose quarante euros pour la journée, quelqu’un va spontanément proposer de travailler pour trente-cinq, pour être sûr d’être engagé. Les gens n’ont pas le choix, ils sont dans une situation de détresse. Les patrons le savent et ils en profitent. Il y a malheureusement plus d’escrocs que de gens honnêtes », tranche le jeune Modou.
Tous égaux devant la loi ?
On parle peu des femmes. Elles ont pourtant une place centrale : un peu plus de la moitié des travailleurs sans-papiers qui ont contacté Fairwork Belgium en 2018 étaient des travailleuses, essentiellement actives dans le travail domestique. Jamais à court de témoignages, Modou tente de joindre une de ses amies par téléphone. Elle décroche mais n’a pas le temps de parler. « En ce moment, elle travaille tous les jours dans un magasin de cosmétiques. Dix heures de travail par jour pour trente-cinq euros. Elle ne peut jamais s’asseoir ni prendre une pause pour téléphoner », fulmine le jeune Sénégalais. Finalement, Mariam rappelle. Arrivée en 2013 de Guinée-Conakry, elle raconte avoir commencé à travailler au noir comme gardienne d’enfants. « J’ai été un an au service de cette dame, pour quinze euros par jour. Petit à petit, elle a arrêté de me payer et quand je lui ai demandé mon argent, elle m’a accusée de l’avoir volée et a menacé d’appeler la police. » Maman d’un jeune garçon, Mariam n’a eu d’autre choix que de courber l’échine et de chercher du travail ailleurs. « On parle moins souvent des femmes, mais elles subissent énormément de violences : du harcèlement, des viols parfois. Mais à qui peuvent-elles se plaindre ? » se désole Serge Bagamboula.
Travail illégal rime, de fait, avec rapport de force inégal. Ceux qui engagent des sans-papiers savent très bien la situation de survie dans laquelle sont ces derniers, ainsi que l’absence de recours légal à leur disposition. « Si un sans-papiers entre dans un commissariat, même pour y déposer plainte, la police a légalement le droit de l’arrêter et de le placer en centre fermé », soupire Modou, résigné. Selon la loi belge, rien n’interdit pourtant aux sans-papiers de bénéficier de la protection du travail. « De plus, la loi de 2013 – transposition d’une directive européenne – réaffirme clairement qu’un travailleur clandestin a les mêmes droits qu’un travailleur légal, en ce compris le droit au salaire minimal. Durant des années, nous avons dû l’expliquer autour de nous ; désormais, la plupart des employés de l’inspection du travail en sont conscients », se félicite Jan Knockaert.
« Une seule solution, la régularisation »
Pour la Coordination des sans-papiers, une réelle protection juridique pour les victimes d’abus est indispensable. L’organisation milite également pour l’instauration de critères clairs – comme le travail, la santé ou un ancrage durable dans la société – pouvant donner lieu à une régularisation (ce qui n’est actuellement pas le cas dans la loi de 1980). « C’est insupportable de voir que des gens qui sont là depuis une dizaine d’années voient leur sécurité et leurs conditions de vie reculer au lieu d’avancer », approuve Modou.
À défaut de générosité humaniste, les pouvoirs publics ont un intérêt économique évident à tenir compte de toute cette main-d’œuvre officieuse. Confrontée, comme le reste du pays, au vieillissement de sa population et à des métiers en pénurie, la Flandre l’a bien compris. Elle a récemment réformé sa politique de migration économique, assouplissant notamment les conditions d’octroi du permis unique (à la demande de l’employeur et pour un travailleur étranger non encore installé en Belgique) pour une liste de vingt métiers en pénurie.
À Bruxelles, une proposition d’Actiris pourrait également faire avancer les choses : en janvier dernier, l’agence bruxelloise de l’Emploi a suggéré de permettre l’accès des travailleurs sans-papiers à des formations aux métiers en pénurie. Une idée qui séduit tous les partenaires sociaux, patronat compris. Le pari est toutefois loin d’être gagné : des négociations avec le fédéral seront nécessaires pour lever les nombreux freins réglementaires.