La question de l’art engagé a provoqué et continue de susciter des polémiques infinies entre artistes, critiques et écoles. Elles reposent notamment sur une mécompréhension de la notion d’engagement telle qu’on l’attribue à Jean-Paul Sartre.
L’objection principale adressée à l’idée d’un art engagé est celle de la subordination. Un art qui se voudrait au service d’une cause politique, sociale, écologique ou – on l’oublie souvent – économique n’aurait plus rien d’artistique en ce que l’art ne doit servir à rien, se définit en dehors du champ de l’utile. Il consiste précisément à extraire des objets, des mots, des couleurs, des sons, des matières ou des formes du rapport utilitaire. Nous n’avons pas le même rapport à une œuvre qu’à un outil. Selon les esthètes, l’art ne peut avoir aucune finalité si ce n’est esthétique.
On trouvera chez Maurice Blanchot une critique dialectique de ce purisme esthétique – auquel on ne manque néanmoins pas de l’assimiler. L’art pur n’est pas moins engagé qu’un autre dès lors qu’il se revendique comme seul légitime et se bat pour cela. Du reste, « qui ne sait aujourd’hui qu’il est le plus impur, rendu coupable par son innocence, art de propagande parce que désintéressé, où la société, dans le monde parfait de la culture, trouve une garantie pour ses abus ». En revanche, l’œuvre qui prétend délivrer un message – en l’occurrence les romans de Sartre qu’étonnemment Blanchot défend – « n’a rien à craindre d’une thèse, à condition que la thèse accepte de n’être rien sans le roman. Car le roman a sa morale propre, qui est l’ambiguïté et l’équivoque. Il a sa réalité propre, qui est le pouvoir de découvrir le monde dans l’irréel et l’imaginaire. Et, enfin, il a sa vérité, qui l’oblige à ne rien affirmer sans chercher à le reprendre et à ne rien faire réussir sans en préparer l’échec, de sorte que toute thèse qui dans un roman triomphe cesse aussitôt d’être vraie. »(1)
L’art et l’engagement
Toute création, toute pratique et toute expression humaine se trouvent engagées malgré elles, même en refusant de l’être. Dans Qu’est-ce que la littérature ? comme dans toute son œuvre, Sartre n’a pas fait la promotion de l’art engagé. Il a moins dit que l’art ou les humains devaient s’engager qu’il n’a reconnu qu’ils l’étaient. Il a, certes, fait la promotion de ses idées philosophiques et de ses combats politiques. Mais lorsqu’il pense l’engagement, en particulier au sujet de la littérature et de l’art, ce n’est point cela qu’il vise. Son existentialisme pose que l’humain est une liberté jetée dans le monde et qu’il y est autant englué qu’engagé. Engagé dans quelque chose qu’il n’a pas choisi, « condamné à être libre »(2). C’est en tant que liberté que nous sommes tous – artistes ou pas – engagés dans le monde et l’histoire que nous façonnons et qui nous façonnent en retour ou au préalable, qui nous forment et que nous transformons. Vu le titre de l’ouvrage évoqué, l’auteur y insiste sur la spécificité de la littérature eu égard aux autres disciplines artistiques : elle traite des mots qui renvoient à des significations, à une mise en sens du monde qui implique la liberté. « Ainsi de quelque façon que vous y soyez venu, quelles que soient les opinions que vous ayez professées, la littérature vous jette dans la bataille ; écrire, c’est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé, de gré ou de force, vous êtes engagé. »(3) Il nous semble cependant que nous pouvons inclure toutes les expressions artistiques dans sa conception selon laquelle dévoiler le monde, c’est le conforter, le changer ou projeter de le changer. L’artiste ne peut pas n’en être pas conscient. Il s’agit, pour lui comme pour son public, de se situer et d’assumer sa façon de vouloir la liberté.
Il n’a pas le choix, l’artiste exprime un point de vue – ne fût-ce que son refus de se positionner ou d’endosser sa responsabilité – qui aura des conséquences et, par-là, se trouve engagé dans la réalité ou engage un certain cours du monde. Un poème, un tableau, une musique, une architecture disent quelque chose du monde présent ou à venir et participent à sa complexité toujours en mouvement avec ses interactions, rétroactions, bifurcations, adaptations et ses émergences, telles que les réfléchissent les scientifiques et philosophes de la complexité, de Prigogine à Couloubaritsis.
Reflet d’une époque
Dans cette complexité où tout interagit, l’artiste a-t-il plus d’influence que le chant d’un oiseau ou le battement d’aile d’un papillon ? Nous estimons que oui, car il se diffuse, et lorsqu’il trouve une audience – parfois limitée mais en mesure de le faire rebondir –, il fait émerger de nouveaux percepts, affects et, pourquoi pas, concepts, c’est-à-dire des matrices perceptives qui renouvellent le regard sur le monde de ceux qui s’en saisissent(4).
En ce sens, certaines créations ont participé à des variations dans les mœurs, la philanthropie, la politique, le social… ou ont permis à des voix étouffées de se faire entendre. À vrai dire, souvent ces œuvres provoquent moins le changement qu’elles n’expriment subtilement des transformations en cours, encore balbutiantes, minoritaires ou inaudibles. L’art accompagne de la sorte les incertitudes, les contradictions, les tentations ou les rêves d’une époque. C’est souvent après coup que l’on s’en aperçoit comme le concevait Hegel en proclamant que « l’art est pour nous chose du passé »(5). Que cela ne nous empêche de scruter les artistes actuels en nous laissant affecter par ce qu’ils expriment des troubles que nous traversons. Et pour notre part, de tenter de repérer celles et ceux dont les traits esquissent des perspectives émancipatrices.
L’art et la révolution
Ce qui distingue l’art des pratiques utilitaires, c’est aussi une sorte d’injonction à la révolution… sur le plan esthétique. Sommés de ne pas refaire ce qui a déjà été fait, les artistes doivent sans cesse se renouveler aussi bien eu égard à l’histoire de l’art qu’au sein de leur œuvre. Tout nouveau courant, toute avant-garde artistique, commence par titiller, bousculer, contester les formes et les valeurs consacrées et finit par se suicider ou devenir dogmatique lorsque son apothéose n’a plus rien de transgressif. Ce n’était pas forcément pour des causes politiques que le romantisme s’est insurgé contre l’esprit des Lumières, que l’impressionnisme s’est démarqué du symbolisme ou que l’art conceptuel a opéré un virage à cent quatre-vingts degrés face au Pop Art. Ce furent chaque fois des révolutions esthétiques qui bouleversèrent l’appréhension du monde et de la place que l’humain y occupe. L’émergence d’une nouvelle forme dévoile ce que la précédente occultait ou ne voyait pas, « des formes nouvelles révéleront dans la réalité des choses nouvelles, des liaisons nouvelles, et ceci, naturellement, d’autant plus que leur cohérence interne sera plus affirmée par rapport aux autres formes, d’autant plus qu’elles seront plus rigoureuses »(6). Mais qui souvent ne changèrent pas directement le monde, quand bien même plus d’une tendance artistique moderne y a aspiré. Pensons au surréalisme qui se voulait au service de la révolution communiste (bien qu’il n’eût jamais réussit à s’entendre avec le Parti communiste) : « “Transformer le monde”, a dit Marx ; “changer la vie”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un »(7). Ce sera davantage le réalisme socialiste qui aura servi la révolution jusqu’à s’y asservir.
Les mouvements artistiques qui visaient des transformations au-delà de l’esthétique n’ont jamais réalisé pleinement le « programme » de leur manifeste. Il n’empêche que dans un jeu de boucles rétroactives, les artistes de la Renaissance ont participé à l’essor de l’humanisme, le romantisme a joué son rôle dans les soulèvements du XIXe siècle, le Pop Art et la Beat Generation ont allumé quelques étincelles de Mai 1968… Art singulier, figuration libre, art modeste, bio-art… Les mouvements artistiques collectivement revendiqués se font plus rares et moins porteurs de nos jours. Ils n’en expriment pas moins quelque chose – ne fût-ce que par leur dispersion sans conflictualité – sur les temps difficiles que nous vivons.
(1) Maurice Blanchot, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, pp. 189 et 203.
(2) Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard (Tel), 1943, p. 536.
(3) Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard (Folio essais), 1948, p. 72.
(4) L’art conçu comme créateur d’affects et de percepts vient de Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, pp. 154-188. Le reste de la réflexion n’engage que l’auteur.
(5) G.W. F. Hegel, Esthétique, trad. de l’allemand par S. Jankélévitch, Aubier, 1944, Tome I, p. 30.
(6) Michel Butor, Répertoire 1, dans Œuvres complètes, tome II, éditions de la Différence, 2006, p. 23.
(7) André Breton, « Discours au congrès des écrivains » (Paris, juin 1935) repris dans André Breton, Position politique du surréalisme, Paris, Pauvert, 1971, p. 95.