Espace de libertés | Décembre 2019 (n° 484)

Avec l’entrée au prestigieux MoMA (1) et la sanctification de ses figures historiques que sont Pac-Man et Mario, avec la mise en avant de son importance économique et de son potentiel éducatif, ces dernières années, le jeu vidéo s’est construit une légitimité dans l’espace médiatique et académique.


Le mouvement d’institutionnalisation du jeu vidéo a marqué la Belgique francophone avec, entre autres illustrations, l’ouverture d’un espace culturel exclusivement vidéoludique au Quai 10 (2) ou la tenue à l’ISELP (3) d’un cycle de conférences conjointement à l’exposition d’un panel de jeux citoyens, politiques et engagés. À côté de ces initiatives opportunes et bienvenues dans le paysage institutionnel et médiatique, il ne faut pas oublier que le gaming est avant tout une activité à la fois banale et hétérogène.

Si le jeu vidéo est étudié depuis longtemps par les ingénieurs, les sociologues ou les psychologues, l’originalité d’un Game Lab est d’angler ses recherches sur le gaming comme objet et pratique culturelle. Celui de Liège est particulièrement proactif pour faire vivre ses réflexions. En octobre 2018, il a organisé un colloque international au cours duquel on a pu écouter un professeur québécois présenter du metal chiptune (4) inspiré de Metroid Prime ou encore une chercheuse française expliquer ses travaux menés en Corée sur le courrier envoyé par des fans à un studio de développement de jeux vidéo. Cette année, il a sorti, parallèlement à un MOOC (5), un livre survolant agréablement ses différentes recherches. Au-delà de ses qualités vulgarisatrices, ce recueil d’analyses est une véritable invitation à explorer quelques-unes des nombreuses et passionnantes questions que posent les jeux vidéo.

A young woman plays part of the online video game Overwatch and streaming video chat in the Hub E sport centre in Valence. About fifty screens, 12 PS4, 3 Xboxes and 3 Wii : the Valencia Sports E Hub is a reference in the Gamers world. This E sport centre, which opened 4 years ago, is a precursor in the discipline. More than 500 players march through the centre every week. Valence, France - August 21, 2019. ?Une jeune femme joue a une partie du jeu video en ligne Overwatch et en streaming video chat dans le centre de e sport Hub E sport de Valence. Une cinquantaine d’ecrans, 12 PS4, 3 Xbox et 3 Wii : le Hub E sport de Valence est une reference dans le monde des Gamers. Ce centre de E sport qui a ouvert il y a 4 ans est un precurseur dans la discipline. Plus de 500 joueurs defilent chaque semaine dans le centre. Valence, France - 21 Aout 2019.

Souvent décriés, les jeux vidéos peuvent offrir un terrain favorable à l’éducation et à l’émancipation. En se jouant des règles. | © Nicolas Guyonnet/Hans Lucas/AFP

Pas forcemment rivé à l’écran

Plutôt que d’observer uniquement ce qui se passe sur et devant l’écran, le choix est fait de décaler le regard pour mieux envisager ce qu’on trouve autour. Multiplier les angles de vue pour percevoir un tableau plus juste et plus nuancé. Quand on se penche sur l’histoire des jeux vidéo, on peut se demander pourquoi c’est toujours le discours des « vainqueurs » – dans ce cas-ci celui de l’industrie et des technologies – qui tient lieu de référence ? Comment ce récit conventionnel dissimule-t-il des pratiques et des œuvres passées, lointaines ou marginales ? Comment ouvrir les perspectives ?

Sans doute le jeu vidéo déborde-t-il sans cesse du domaine dans lequel on tente de le circonscrire. Son entrée à l’université dans les facultés d’arts et de lettres a été marquée par des questionnements et des conflits à propos des outils conceptuels à manier pour l’analyser. Cette querelle entre narratologues, examinant les jeux à l’aune des concepts classiques des arts narratifs, et ludologues, considérant les jeux comme des simulations radicalement différentes des médias fictionnels le précédant, nous permet aujourd’hui de concevoir que les jeux ne nous racontent pas tant des histoires, qu’ils nous proposent d’univers à explorer.

C’est en construisant cet univers, en instituant ses règles au moyen du code informatique que les développeurs et développeuses de jeux vidéo définissent ce qu’ils vont offrir comme latitude à leur public pour éprouver différentes expériences et confronter ses représentations.

Du jeu comme expérience

Le sens que l’on donne à un jeu est déterminé par ce que l’on y a fait et donc en premier lieu par tout ce qu’il nous a permis d’y faire. C’est ce qu’ont compris depuis une quinzaine d’années les « indés », cette nouvelle vague de créateurs et créatrices aux moyens modestes dont les ambitions sont tournées vers des expériences de jeu originales, des partis pris artistiques forts ou des idées engagées et non vers le grand spectacle et le contenu démesuré. Profitant des opportunités du numérique pour ses outils et d’Internet pour son potentiel d’échanges et de diffusion, de nouvelles générations d’amateurs et de passionnés s’essaient à la création artisanale à côté de l’industrie – et parfois contre elle –, dans une optique résolument non commerciale. Pour exprimer ses idées, ses envies, ses visions du monde et de la société ou simplement pour s’amuser et partager ses expériences au sein d’une communauté, on va s’approprier les codes et les formes vidéoludiques. Ou les détourner, voire les casser, pour défricher de nouvelles voies, tenter d’inventer de nouveaux langages.

De nouvelles pratiques, pas forcément anticipées par l’industrie, voient le jour. Certaines consistent à altérer l’expérience normale d’un jeu en « moddant » son contenu (remplacer ses personnages par d’autres, changer ses règles…) pour des raisons qui peuvent aussi bien être ludiques que politiques, d’autres impliquent de jouer au jeu sans tenir compte des objectifs prévus à sa conception : participer à un jeu de guerre sans jamais utiliser la violence, par exemple. Ces détournements du jeu vidéo font écho à ses origines, quand quelques étudiants férus d’informatique décidèrent d’utiliser durant la nuit un des premiers ordinateurs universitaires pour simuler une bataille spatiale plutôt qu’à des fins de recherche.

Le 10e Art en évolution

À l’instar des autres formes expressives, le jeu vidéo devient ce que l’on en fait. Tout comme le cinéma, considéré comme son grand frère, le jeu vidéo est passé lui aussi par différentes étapes pour transformer son succès populaire en objet légitime. On découvre également que les frontières entre jeu vidéo et littérature sont plus poreuses que ne laisse imaginer la hiérarchie culturelle artificielle induite par les discours médiatiques. Clubs de lecture, ateliers d’écriture, cinéma militant, cercles cinéphiles… autant d’illustrations des mouvements de construction, de déconstruction et de reconstruction qui traversent les médias fictionnels établis et les font évoluer au rythme de nos sociétés. Nous assistons aujourd’hui à l’apparition de ces mêmes communautés de pratiques pour le jeu vidéo. Elles permettent l’émergence et l’interprétation de nouvelles formes, de nouvelles esthétiques, voire de nouvelles grammaires vidéoludiques.

Si le jeu vidéo nous est généralement vendu comme un médium immersif à l’actualité fugace, nous devons prendre le recul et le temps nécessaires pour l’investir en tant qu’espace d’échanges, de pratiques, d’expérimentation artistique et citoyenne, et donc de démocratie culturelle.

 


(1) Museum of Modern Art situé à New York.
(2) Lieu inédit en Belgique situé à Charleroi et qui mêle jeu vidéo et cinéma, NDLR.
(3) Institut supérieur pour l’étude du langage plastique, à Bruxelles.
(4) Genre musical mélangeant les sons synthétisés par ordinateur ou par la puce audio d’une console de jeu au heavy metal.
(5) Massive open online course, cours en ligne.