Espace de libertés | Décembre 2019 (n° 484)

Culture métissée pour booster l’altérité. Rencontre avec Isabelle Boni-Claverie


Dossier

« Trop noire pour être française ? »  C’est le titre provoquant du documentaire phare de la réalisatrice Isabelle Boni-Claverie. Écrivaine, elle travaille également depuis quinze ans pour des séries télévisées populaires. Son credo : la culture pour questionner les préjugés.


Pensez-vous que la culture puisse déconstruire les préjugés ? Et de quelle manière ?

C’est essentiel ! Déjà, par exemple, via les espaces de parole, cela me paraît très important. Après, il faut questionner la représentation, notamment au travers de la culture populaire, parce que c’est ce qui forge finalement les représentations mentales des gens, y compris des plus jeunes.

Qu’est-ce que vous mettez dans « culture populaire » ?

Principalement la télévision, la musique, les médias : voilà, ce qui est le plus facilement accessible. On peut observer s’il y a des personnes d’origines diverses et quelles places elles occupent. Par exemple, est-ce que quand on montre des Noirs à la TV, on les montre ailleurs que dans le sport ou dans la musique, notamment dans les émissions d’information ? Est-ce qu’on sollicite des experts femmes, d’origine maghrébine ou africaine ? Voilà, c’est comme cela que l’on change petit à petit les représentations.

En ce qui concerne les médias et la sphère politique, cela reste encore très frileux ?

Oui et non ! Si je prends l’exemple de la France, on n’a jamais eu une Assemblée nationale avec autant de députés non blancs. En revanche, ce que l’on remarque aussi, c’est que ces députés-là ne font pas de la différence un sujet. Peut-être parce qu’ils craignent d’être assignés à leur origine. En tout cas, ils n’en font pas un thème d’action.

Attendriez-vous cela de leur part ?

Je pense qu’ils ont nécessairement été confrontés à ces questions-là et qu’ils pourraient effectivement faire avancer les choses.

L’ancienne ministre de la Justice et garde des Sceaux française Christiane Taubira en a fait les frais, d’une certaine façon.

Christiane Taubira était indépendantiste, elle a toujours eu un engagement très fort lié à son identité guyanaise. Et l’on voit bien que dès qu’elle a commencé à faire de la politique, les attaques se sont portées sur sa couleur. Mais il y a beaucoup d’autres femmes dans le même cas et c’est dommage qu’on les entende moins.

Avec un grand-père ivoirien qui épouse une Française dans les années 1930, le métissage, c’est une affaire de famille. On aborde finalement peu la richesse de la diversité et d’influences multiples dans notre société. Est-ce quelque chose que vous transmettez à vos enfants ?

C’est présent de fait, notamment dans la musique ou dans la mode. Après, effectivement, il y a des domaines, comme la littérature ou le cinéma où il y a moins de diversité culturelle. Ça a longtemps été difficile de pouvoir porter des récits, notamment auprès de la télévision où il y aurait eu des héros d’origine différente. Il y a des réticences de la part des décideurs. Mais, de fait, les sociétés sont métissées. Et l’on pense parfois que ce métissage serait mal vécu ou mal supporté par certains alors qu’en réalité, on consomme de la diversité tous les jours.

A contrario, certains critiquent l’appropriation d’éléments d’une culture qui sont utilisés par des personnes extérieures à cette culture. Quel est votre avis ?

Je comprends qu’effectivement certains se crispent parce que des Européens se sont arrogé le droit de pouvoir parler des autres, en le faisant en position de « sachant ». Il faut le remettre en question, le déconstruire. Mais je pense que la création est faite d’emprunts, d’échanges, d’influences, et j’ai du mal avec ces discours qui voudraient qu’une culture ne puisse être exprimée que par ceux qui en sont originaires. Je pense qu’au contraire, quand on est créateur, c’est d’abord un acte de liberté, et notamment la liberté de pouvoir parler de ce que l’on veut, tout simplement ! Après, ce qui importe, c’est la manière d’en parler et la position. Quand on veut parler d’une culture à laquelle on s’intéresse et qui n’est pas nécessairement la sienne, je pense qu’il y a une humilité nécessaire à avoir et un respect de l’Autre. Mais si l’on part de cette position-là, il faut pouvoir parler du monde entier.