Espace de libertés | Juin 2021 (n° 500)

Enseignement : l’impact du Pacte


Dossier

Le Pacte scolaire a fêté ses 50 ans [en novembre 2008]. Conclu entre les trois partis traditionnels de l’époque, cet accord politique consécutif à la deuxième guerre scolaire était une tentative de mettre fin, une fois pour toutes, aux querelles entre les réseaux d’enseignement. Mais à quel prix ?


La question scolaire trouve sa source dans le compromis qui a permis la création de l’État en 1830. En inscrivant dans la Constitution belge la liberté absolue d’initiative comme principe unique en matière d’enseignement, les libéraux de l’époque payaient le prix de libertés civiles inconnues dans la plupart des autres pays en concédant un quasi-monopole d’enseignement à l’Église catholique. Les libres penseurs eurent donc toujours beaucoup de mal à accepter le contrôle idéologique de l’école par l’Église catholique.

La Constitution – et la doctrine majoritaire – ne reconnaissant à l’État qu’un rôle supplétif en matière d’enseignement, le réseau d’enseignement public laïque se développa surtout à partir d’initiatives locales. Les communes et les provinces dirigées par des majorités progressistes contribuèrent ainsi au développement d’un réseau d’enseignement imprégné de valeurs de progrès et de laïcité.

Dans ce contexte très particulier, le développement de l’enseignement de l’État fut, par comparaison avec la situation française, à la fois tardif et lent. Ceci explique la coexistence, jusqu’en 1950, de deux réseaux concurrents majoritaires et idéologiquement opposés. La définition de la laïcité des écoles communales et provinciales les plus engagées était certes celle de la laïcité politique (l’accueil de tous, le refus de l’endoctrinement, le respect des opinions des élèves), mais l’imprégnation de la laïcité philosophique et des valeurs de libre pensée était très présente. L’enseignement de l’État s’organisa, lui, d’emblée, d’une manière proche du modèle français  : relégation de la religion dans la sphère privée et respect strict de la neutralité, mais sans volonté militante.

Un Pacte malvenu, une défaite

Le Pacte fut mal accueilli dans les milieux laïques. La Ligue de l’enseignement y porta un jugement très négatif dès son adoption. La CGSP et d’autres organisations prirent des positions similaires. Méritant son nom de « monstre institutionnel », le Pacte fut adopté par les partis après des négociations qui laissèrent le Parlement sur la touche. Ses adversaires eurent donc beaucoup de mal à faire entendre leur voix. Le texte porta aussi un coup définitif à la doctrine qui prévalait dans les milieux laïques  : « À l’école publique les fonds publics, à l’école privée les fonds privés. » Profitant d’une situation économique particulièrement favorable, le Pacte fit exploser le budget de l’instruction publique qui passa du simple au double en cinq ans. Prenant acte, d’une manière implicite au moins, de l’incapacité de réformer fondamentalement le système scolaire belge, le Pacte installa – et pour longtemps – notre pays dans le système des réseaux concurrents. Conçu comme une concession aux revendications laïques, le système de libre choix permit le développement de l’enseignement de l’État « là où le besoin s’en ferait sentir ». Ceci explique le développement dans une série de zones rurales et dans des provinces jusque-là très cléricales des écoles moyennes et des athénées de l’État.

En fait, le Pacte scolaire est sans doute bien une défaite complète de la laïcité. Pour les partisans de la laïcité philosophique qui virent avec colère « la religion entrer dans l’école ». La création des cours philosophiques dans l’enseignement officiel ne fut pas perçue comme une victoire pour les libres penseurs, mais comme le retour du curé à l’école laïque. D’autant que le cours de morale recevait une qualification toujours problématique aujourd’hui, le terme « morale non confessionnelle » ayant tous les inconvénients d’une définition négative. De nombreux anticléricaux vécurent donc cette réforme comme une atteinte grave aux principes de la liberté d’organisation de l’enseignement. L’époque n’était pas au dialogue interculturel, encore moins au dialogue interreligieux.

Le Pacte fut aussi une défaite pour les partisans de la laïcité politique. Le modèle laïque belge est historiquement fort différent de son homologue français. Privée d’une loi de 1905, la laïcité belge s’est définie comme une laïcité de combat œuvrant à la fois sur le plan politique et idéologique. L’enseignement a d’abord été un ferment de division. Et, en l’absence d’une séparation claire de l’Église et de l’État, il a longtemps été normal de choisir son camp, clérical ou anticlérical, partisan de l’école catholique ou défenseur de l’école sans dieu. Chacun ayant davantage le souci de défendre son terrain que de chercher à construire ensemble « l’école de tous ».

Communauté française  : un réseau d’enseignement sans rôle phare

Le Pacte scolaire aurait pu être première étape dans un processus menant à cette école idéale. Ce n’était pas l’objectif des signataires du texte. Les rivalités entre cléricaux et anticléricaux étaient trop affirmées pour aller dans le sens d’une laïcité politique à laquelle souscriraient croyants comme non-croyants. La paix scolaire pourrait à la rigueur être établie à grand renfort d’argent et au prix de quelques concessions mutuelles, mais les temps n’étaient pas mûrs pour une réflexion plus consensuelle qui aurait brisé le mur séparant les réseaux. L’enseignement de l’État qui deviendra l’enseignement de la Communauté française n’était, et n’est toujours, qu’un réseau parmi d’autres, incapable de jouer un rôle phare en matière idéologique, fût-ce celui du consensus républicain ou du vivre ensemble à la belge.

des élèves du groupe scolaire Gringoire à Hérouville Saint-Clair s'apprêtent à regagner leur classe, le 24 août 2004, le jour de leur rentrée scolaire anticipée due à la pratique de la semaine de quatre jours. AFP PHOTO MYCHELE DANIAU

© AFP

Au contraire, le Pacte scolaire, en garantissant un meilleur financement à l’enseignement libre confessionnel, entraîna une évolution qui, à des degrés divers, a renforcé la défaite subie par le monde laïque en 1958. L’extension du financement du réseau catholique, renforcé par les modifications ultérieures de la Constitution, a pérennisé celui-ci en compensant le déclin des congrégations religieuses qui étaient jusque-là ses financiers principaux. Le réseau catholique a pu petit à petit revendiquer un statut de « service public fonctionnel ». Cette appellation non contrôlée lui a permis de devenir, en quelque sorte, l’enseignement de référence pour l’ensemble du système scolaire belge.

Les responsables de l’enseignement communal et provincial se plaignent du mépris des autorités de la Communauté française pour les spécificités de ce réseau pourtant dirigé par des pouvoirs publics démocratiquement élus. L’autonomie de gestion des écoles de la Communauté, la dispersion des pouvoirs organisateurs de l’enseignement libre poussent le ministère à travailler en direct avec les écoles communales plutôt que de passer par les administrations et les Collèges. De nombreuses procédures sont aussi mises en place sans tenir aucun compte des spécificités des règles de gestion de ces Pouvoirs locaux.

L’enseignement catholique donne donc le ton tout en profitant au maximum des libertés constitutionnelles qui lui sont accordées. Bien sûr, depuis quelques années, des législations ont contribué à garantir un meilleur contrôle de son fonctionnement. Il n’en est pas moins curieux de voir un enseignement confessionnel, même largement sécularisé, servir de quasi-référence à l’ensemble du système. Alors qu’on entend chaque jour les appels à la coopération entre réseaux, où l’on essaye de favoriser les formations inter-réseaux, on doit rappeler un autre échec de la laïcité politique en matière de modification du paysage scolaire belge.

Je forme régulièrement des candidats directeurs ou préfets à la gestion administrative de leurs établissements. Lors de l’examen de la loi du 29 mai 1959 qui a mis en œuvre le Pacte scolaire, la plupart des candidats, dont la moyenne d’âge oscille entre 40 et 50 ans, ignorent totalement ce qui fut un sujet de débat animé dans les années 1970 et 1980, l’école pluraliste. Cette tentative de créer une école du vivre ensemble est due à l’initiative d’une série de personnalités dont certaines appartenant au monde chrétien. L’objectif était de mettre fin aux divisions entre les réseaux, tout en préservant la sensibilité belge en évitant de renvoyer trop brutalement le fait religieux dans la sphère privée. En acceptant l’expression modérée des convictions, en maintenant le système des cours philosophiques, les initiateurs du projet souhaitaient faciliter le rapprochement, sur base volontaire, d’écoles officielles et confessionnelles.

Ici aussi, on doit constater que les temps n’étaient pas mûrs. Du côté catholique, on qualifia le projet d’escroquerie intellectuelle. On y vit surtout une tentative de créer une école unique. On ressortit tous les arguments en faveur d’un lien étroit entre la démarche éducative et la démarche spirituelle, et les autorités religieuses dissuadèrent les pouvoirs organisateurs de tenter l’expérience. Du côté laïque, la vieille méfiance anticléricale se réveilla et le projet fut regardé avec scepticisme. Faute de garanties suffisantes relatives au statut de cette école, la CGSP s’opposa au projet, estimant qu’il s’agissait d’une privatisation de l’école publique et d’un cinquième réseau.

Curieusement, malgré toutes ces critiques, le principe de l’école pluraliste fut inscrit dans la loi du 29 mai 1959. On chercherait en vain aujourd’hui la moindre école répondant aux exigences de ce texte. Et aucun des appels actuels au rapprochement entre réseaux ne fait référence à ce dispositif pour essayer de lui redonner une seconde vie.

La nécessaire interrogation des laïques

Les défenseurs de la laïcité francophone peuvent se réjouir de la sécularisation de la société et considérer celle-ci comme une victoire à mettre à leur actif. Ils doivent sans doute dresser un bilan beaucoup plus mitigé en matière d’enseignement en tenant compte des conséquences du Pacte scolaire. Même l’extension, en 2003, de la neutralité à l’ensemble des écoles organisées par les pouvoirs publics ne peut guère les satisfaire. Ce texte réussit l’exploit de créer des écoles « neutres » et d’autres « réputées neutres » ! Comprenne qui pourra. Ici aussi, c’est le goût pour le compromis, fût-il byzantin, qui a prévalu. Sans grand débat, on a tenté de ménager les susceptibilités et les intérêts de chacun. Le critère du diplôme (la neutralité exigeant la présence de 75  % de diplômés de l’enseignement officiel et neutre dans une école) que les laïques considéraient comme un verrou et les catholiques comme une discrimination à l’embauche a sauté au profit d’une formation à la neutralité dont personne ne sait très exactement à quoi elle sert.

Certes, aujourd’hui, l’enseignement catholique n’a plus que très peu de rapports avec les écoles d’antan dirigées par les petites sœurs ou les bons frères. Il n’en reste pas moins le seul enseignement se revendiquant d’une cohérence entre philosophie et pédagogie. Même si cette affirmation est cosmétique, elle ne devrait pas dispenser les laïques de s’interroger sur la manière dont ils essayent, eux, de concilier ces exigences. En ce temps où le retour du religieux n’est pas seulement une hypothèse, il est urgent que l’enseignement officiel se réinterroge clairement sur la manière dont il porte des valeurs de laïcité politique – si ce n’est de laïcité philosophique – que cinquante ans de mise en œuvre du Pacte scolaire n’ont pas vraiment aidé à garantir.


Cet article a été initialement publié sous le titre « Le Pacte scolaire et son impact sur le modèle laïque belge ».