Derrière les images d’actualité sur les violences policières et les protestations du mouvement Black Lives Matter, une autre ligne de front se dessine dans la campagne électorale américaine, autour de l’enjeu du « vote chrétien ».
Les États-Unis restent l’un des pays les plus religieux au monde. Plus de 70 % des Américains se définissent comme chrétiens, mais surtout, leur religiosité est beaucoup plus intense. Selon un rapport du Pew Research Center, deux tiers des chrétiens américains disent prier tous les jours, contre 9 % en Allemagne. Et les leaders religieux, des télévangélistes aux évêques catholiques, sont beaucoup plus présents dans les débats publics.
Même si la proportion des nones (sans religion spécifique, athées ou agnostiques) est passée de 16 % en 2006 à 26 % en 2019 et que les millennials (la génération née dans les années 1980-1990) semblent s’écarter inexorablement des églises et des temples, le christianisme continue à fournir des bataillons électoraux décisifs, car les populations plus âgées votent plus que les jeunes.
Une nation unie sous l’autorité de Dieu
Donald Trump a fait du vote des croyants un axe majeur de sa campagne. Son premier objectif est d’assurer la loyauté du vote évangélique blanc (25 % de la population). En 2016, il avait capté plus de 80 % de ses électeurs. Avec une condamnation de l’avortement, mais aussi un discours anti-science, qui s’inscrit dans l’anti-intellectualisme et le créationnisme prêchés dans les mega-churches et sur les puissantes chaînes de télévision évangéliques. Avec un appui sans réserve à l’État d’Israël, comme on l’a vu ces derniers mois avec le déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem et la promotion d’un « plan de paix » qui correspond à l’agenda annexionniste des partis israéliens les plus conservateurs. Les chrétiens sionistes, qui voient en Israël l’acteur clé de leurs prophéties apocalyptiques sur le retour du Christ à la fin des temps, irritent les Juifs américains libéraux. Mais Donald Trump n’en a cure, car c’est parmi les Liberal Jews qu’il suscite le rejet le plus radical : plus de 70 % d’entre eux votent pour le Parti démocrate.
Plus les croyants sont pratiquants, plus ils voteraient Trump. © Nadia Ferroukhi/Hans Lucas/AFP
Sa deuxième cible est l’électorat catholique (21 % de la population). Longtemps l’un des piliers du Parti démocrate – qui, avec John Kennedy en 1960, donna à l’Amérique son premier président catholique –, ce vote s’est de plus en plus déplacé vers le Parti républicain. En partie parce que les Irlando- ou Italo-Américains sont largement sortis de la pauvreté et ont lâché le Parti démocrate, jugé désormais « trop socialiste ». En partie aussi parce qu’ils se sentent plus proches du Grand Old Party qui, bien qu’il fut celui du président antiesclavagiste Lincoln, s’affirme de plus en plus comme le représentant de la « tribu blanche ». Hostiles aux programmes de discrimination positive, opposés à l’immigration hispanique et musulmane, un certain nombre de ces électeurs catholiques sont proches du national-populisme à la Steve Bannon (l’ex-conseiller catholique ultra de Donald Trump) et l’alt-right, dont la version la plus extrême débouche sur le suprémacisme blanc.
Malgré ses très mauvais scores au sein des communautés noire et hispanique (celle-ci est majoritairement catholique et démocrate) en raison de ses positions sur l’immigration ou les soins de santé, Donald Trump cherche même à mordre sur ces électorats par le biais de la religion, en se présentant comme un adversaire de la légalisation de l’avortement et en adoptant une attitude ambiguë à propos des droits des LGBT, deux sujets qui mobilisent les factions les plus conservatrices de ces deux communautés généralement acquises aux démocrates.
Donald Trump pourra-t-il de nouveau capter une majorité des chrétiens blancs ? Lors de ce scrutin, les enjeux « éthiques » (avortement, euthanasie, mariage pour tous) apparaissaient moins présents que lors d’élections précédentes. Mais le décès le 18 septembre de la juge libérale Ruth Bader Ginsburg a changé la donne. Donald Trump a de nouveau l’occasion de nommer un(e) membre de la Cour suprême qui réponde aux attentes du « vote chrétien », ce qui peut l’aider à ressouder et remobiliser son électorat de Bible-thumpers (marteleurs de la Bible) évangéliques et de catholiques attachés aux « évêques de Jean-Paul II », majoritaires au sein de la Conférence épiscopale.
Le vote évangélique lui semble acquis, mais celui des catholiques blancs, qui avaient voté pour lui à 60 % en 2016, « est à prendre », comme le note la revue jésuite America. Son adversaire Joe Biden est issu d’une famille ouvrière irlandaise et sa vision du catholicisme social, ancrée dans le bien commun, semble répondre aux angoisses suscitées par la crise du coronavirus et la peur d’une implosion de l’Amérique. Personnellement opposé à l’avortement, mais fidèle à la ligne pro-choice de son parti, il offre moins de prise aux attaques de la droite républicaine pro-life. Partisan de la séparation entre l’Église et l’État, il est également plus en phase avec les nouvelles générations hostiles à l’empiétement des Églises sur leur vie privée. Lié à l’« Establishment raisonnable », il rassure aussi cette partie de la population qui s’inquiète des attaques présidentielles contre les institutions et par son mépris des alliances historiques avec les démocraties libérales occidentales.
« Le pécheur qui apporte le Salut »
Rien n’est gagné, toutefois, car plus les croyants sont pratiquants, plus ils votent Trump. Cette réalité apparaît paradoxale dans la mesure où l’actuel président, né dans une famille presbytérienne, proche aujourd’hui des « évangéliques de la prospérité », est sans doute l’un des moins religieux de l’histoire des États-Unis, l’un de ceux aussi dont la vie privée et le comportement personnel tranchent le plus outrageusement avec les prescrits de la « majorité morale ». Mais il bénéficie d’une stupéfiante indulgence auprès des leaders religieux, car, note l’éminent sociologue Todd Gitlin, il est vu comme « le pécheur qui apporte le Salut », incarnant « la sainteté potentielle du péché ».
Son machisme, son sexisme et son hostilité à l’égard des minorités renvoient également à la Great America d’avant, lorsque le christianisme traditionnel, fondé sur le patriarcat et la domination blanche anglo-saxonne, était incontesté. Au-delà de la gestion de la crise du coronavirus, de la Cour suprême ou de la Loi et de l’Ordre, l’issue du vote dépendra aussi de cette question identitaire lancinante au sein d’une « communauté blanche » pour qui la religion se confond avec la vision nostalgique de l’America First et surtout de la White America First, brandie par Donald Trump.