Prenez un salaire minimal, payez un loyer, tentez de vous chauffer, de vous nourrir et de vous soigner, le tout sans heures supplémentaires ni apport patrimonial : vous finirez le mois dans le rouge. Cela se passe en Belgique, en 2020.
Parmi les histoires auxquelles on a toujours plus de mal à croire, celle-ci : le travail protégerait de la pauvreté. Bien sûr, quand on s’avance sur le terrain glissant de l’argent, tout est question de position. On est quoi qu’il en soit le riche de quelqu’un. Si l’on se fie aux données du projet Ipswich (2018)1, financé par Belspo, la politique scientifique fédérale, le taux de pauvreté au travail serait relativement peu élevé en Belgique (4,7 % en 2016 contre 9,6 % en moyenne dans l’UE28). La pauvreté est ici désignée comme la présence de revenus inférieurs à 60 % du revenu médian (en 2017, il était de 2 994 euros brut en Wallonie. selon l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique).
Il en va tout autrement si l’on considère l’expérience des individus, la place qu’occupe la peur de ne pas finir le mois dans leur espace mental, le sentiment de marcher en permanence sur la corde raide en croisant les doigts pour qu’il n’arrive rien : ni maladie, ni séparation, ni rêves, ni projets. Fin 2019, une étude Solidaris2 montrait que si l’on entend par travailleurs pauvres les personnes qui « estiment ne pas s’en sortir, ne parviennent pas à boucler leur budget ou parviennent tout juste à le boucler », la proportion s’élève à 48 % (contre 40 % selon l’étude réalisée deux ans plus tôt par la mutualité). Plus interpellant encore : en deux ans, c’est la part de ceux qui ne s’en sortent tout bonnement pas qui a le plus augmenté, passant de 3 % en 2017 à 7 % en 2019.
Logique du capitalisme
Vie chère, salaires bas : pour Nicolas Latteur, sociologue et formateur au CEPAG (Centre d’éducation populaire André Genot) et auteur de Travailler aujourd’hui, ce que révèle la parole des salariés3, le paradoxe du travailleur pauvre doit d’abord se comprendre comme organiquement lié au mode de production capitaliste. « Dans ce mode de production, les pouvoirs économiques et généralement politiques organisent la paupérisation et la dégradation des conditions de vie des travailleurs dans une logique de maximisation de l’exploitation. La construction sociale de la pauvreté est liée à la dynamique même du capitalisme. Le fondement du capitalisme, c’est l’expropriation : les personnes ne trouvent plus autour d’elles les moyens pour produire leur existence sociale et satisfaire leurs besoins. Elles doivent donc vendre leur force de travail et trouver acquéreur. »
À cette racine du mal, il faudrait ajouter un certain nombre d’éléments conjoncturels, principalement celui d’un chômage de masse présent depuis plusieurs décennies. « Le chômage de masse fait pression à la baisse sur les salaires : quand il n’y a pas d’emploi, on accepte plus facilement des conditions de travail moins favorables », commente Nicolas Latteur. Le principe de modération salariale qui prévaut aujourd’hui – et consiste à s’aligner sur les pays avec lesquels on entretient le plus d’échanges commerciaux (France, Allemagne, Pays-Bas) quitte à sanctionner les entreprises qui l’outrepasseraient – n’arrange rien à l’affaire. « En Belgique, le salaire minimal interprofessionnel est épouvantablement bas : 9,65 euros brut de l’heure, soit 1 340 euros net par mois pour quelqu’un qui vit seul et travaille à temps plein, rappelle Nicolas Latteur. Or jusqu’à aujourd’hui, il n’y a jamais eu de majorité politique pour accéder à la revendication, portée par exemple par la FGTB wallonne, d’un salaire minimal à 14 euros de l’heure. »
Nous serions même engagés dans une logique tout à fait inverse, consistant à rejeter la responsabilité de leur salaire dérisoire sur les travailleurs eux-mêmes. « C’est la fameuse phrase de Sarkozy : “Travailler plus pour gagner plus.” Aujourd’hui, la législation favorise les possibilités d’avoir des compléments de revenus, avec le travail sur les plateformes, des heures supplémentaires ou du travail de nuit, mais on est ici dans l’“invisibilisation” des inégalités. » Autrement dit, en lieu et place de « gagner sa vie », il est légalement permis et recommandé de se tuer à la tâche. « Quand les salaires sont très faibles, les travailleurs vont privilégier des formes de travail beaucoup plus nocives comme le travail de nuit qui est mieux payé. Mais travailler de nuit, c’est perdre cinq à dix ans d’espérance de vie. » Largement documentés, les risques du travail de nuit sur la santé vont des maladies cardio-vasculaires à certains cancers, notamment celui du sein chez la femme. « Beaucoup de travailleurs ne se contentent d’ailleurs pas de travailler la nuit, mais le font pour combiner une seconde activité en journée, ce qui limite d’autant plus les heures de repos. » Infirmier-serveur, vendeuse-pigiste, ouvrier-entrepreneur, garde-malade-aide-ménagère : des doubles vies éreintantes.
Pauvres et indispensables
Sans surprise, les résultats de l’enquête Solidaris montraient que les travailleurs pauvres étaient d’abord des travailleuses (53 % des femmes qui travaillent peuvent être considérées comme pauvres), des locataires (à 62 %), des personnes travaillant à temps partiel (à 59 %) et sans diplôme d’études supérieures (à 64 %). Mais si l’on s’y arrête, on constate que ce profil « type » du travailleur pauvre, pour être majoritaire, n’est pas non plus écrasant. 37 % des personnes ayant fait des études supérieures sont des travailleurs pauvres. De même, l’obtention d’un contrat à durée indéterminée ne semble plus synonyme de rempart contre la pauvreté. Selon Solidaris, en 2019, près de 50 % des travailleurs en CDI pouvaient être considérés comme pauvres.
Il faut encore compter avec le développement massif de nouvelles formes de travail précaire, entre intérims et prestations à la demande sous l’étendard de Deliveroo ou de Uber. « Le travailleur pauvre et le travailleur précaire sont deux profils qui se recoupent, mais sans forcément se superposer », précise Nicolas Latteur. Ici, pas de patron, mais beaucoup de pression, la peste en guise de choléra. « Ce sont des emplois dont les normes sont fortement dégradées. Les coursiers fonctionnent avec un salaire à la prestation : ils assument à la fois les risques économiques s’il n’y a pas de demandes de prestation, mais aussi le matériel : entretien du véhicule, du vélo, de sa forme physique, etc. »
Mobiliser, visibiliser
Certaines formes de mobilisation collective restent heureusement vivaces. « Dans le secteur des titres-services par exemple, un milieu très féminin, il y a une syndicalisation très forte, raconte Nicolas Latteur. Cela me semble un indicateur que ces conditions de travail suscitent une très forte résistance. Même si la répression antisyndicale est elle aussi très forte et que les travailleuses engagées en ce sens peuvent parfois se faire évincer de l’entreprise. »
Au lendemain de la crise sanitaire, la question de la rémunération croise plus que jamais celle de son adéquation avec l’utilité sociale de la tâche. Selon l’économiste et anthropologue américain David Graeber récemment disparu, moins un travail était d’utilité sociale (ce qu’il a appelé les bullshit jobs), mieux il était payé. Il voyait d’ailleurs dans Occupy Wall Street, dont il fut l’un des leaders, une révolte des travailleurs du « care » : indispensables, mais exploités. « Qui définit qu’un travail est utile ? Ce sont des questions politiques qui, dans une démocratie, devraient faire l’objet de délibérations collectives. Or ces délibérations sont largement absentes. Mais ce que je constate, c’est qu’au quotidien, les travailleurs visent à redéfinir la finalité de leur travail de manière informelle : certaines travailleuses de titres-services disent par exemple qu’elles ne vont pas seulement nettoyer chez les gens, mais qu’elles sont surtout le seul lien social de personnes isolées. » Exactement ce qu’on appelle « mettre du cœur à l’ouvrage » – ou comment se tenir digne au milieu de l’injustice.
1 Sem Vandekerckhove, Karolien Lenaerts, Jeroen Horemans et autres, « In-work Poverty and Shifts in Work, Income, and the Composition of Households (IPSWICH) », rapport final 2018, Bruxelles, Scientific Policy, 2018 (SP2795).
2 « Travailleurs pauvres », grande enquête Solidaris-Sudpresse, novembre 2019.
3 Nicolas Latteur, Travailler aujourd’hui, ce que révèle la parole des salariés, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 2019.