Espace de libertés | Octobre 2020 (n° 492)

Héros un jour, dévalorisés toujours ?


Dossier

Parmi les métiers les plus exposés pendant la phase aiguë de la crise sanitaire, nombre d’entre eux restent déconsidérés tant sur l’échelle salariale que dans les imaginaires collectifs. Alors que la pandémie a mis en exergue l’utilité sociale et la pénibilité de nombreuses professions sous-valorisées, penser un rééquilibrage de la hiérarchie des emplois s’impose à nous.


Dès les premières heures du confinement, le constat s’est imposé : sans le travail accompli en première ligne, on courait à la catastrophe. Durant plusieurs semaines, les soignants ont de la sorte partagé la palme de la reconnaissance avec les caissiers, les chauffeurs de tram et les éboueurs. Comme si l’utilité sociale de ces métiers se révélait soudain.

Employée de caisse dans un supermarché Lidl, Mireille1 n’a pas boudé l’idée de voir l’image de la « petite caissière », comme elle le dit, ainsi ébranlée. « Pour une fois, on reconnaissait ce qu’était notre travail au quotidien. Avant la crise, je n’avais pas honte, mais c’est vrai que ce n’était pas très valorisant. » Il a pourtant fallu déchanter. « Aujourd’hui, c’est fini. Je ne veux pas mettre tout le monde dans le même sac, mais une grande partie des gens sont ingrats. » Les récompenses offertes par son employeur pour l’effort de guerre fourni de mars à juin lui paraissent tout aussi décevantes : « Sept jours de congés et des écochèques. »

Mathilde Dumont, elle, a obtenu des Tickets-Restaurant. Infirmière dans un hôpital bruxellois, elle s’interroge également sur l’avenir d’un secteur en souffrance. « Depuis la haie de déshonneur (NDLR, l’accueil glacial mis en scène par des soignants pour la visite de Sophie Wilmès au CHU Saint-Pierre), je n’ai plus l’impression que l’on entend parler de la pénibilité de notre métier. » Aussi, la soudaine mise sur un piédestal de sa profession lui pose question. « Est-ce que le fait que l’on soit représentés comme des héros ne délégitime pas nos revendications ? Car dans le fond, un super-héros a-t-il besoin d’aide ? »

Une hiérarchisation injuste

Plus que le quotidien difficile de certaines professions, le confinement a mis en exergue le fait que les métiers essentiels étaient bien souvent moins valorisés que de nombreux métiers ayant prouvé leur relative futilité. Ce décalage s’exprime dans les réalités salariales, avec des écarts qui continuent de se creuser2, mais aussi dans la valorisation sociale de ces emplois, majoritairement féminins.

Loin d’être anodin, ce constat ébranle le sens même de notre économie, soutenait en avril l’anthropologue David Graeber, décédé en septembre tandis que nous bouclions ces lignes. « Au fond, si une économie est le système permettant de faire vivre les gens, de les nourrir et de les habiller, de les loger et même de les divertir, alors, pour la plupart d’entre nous, l’économie tournait à merveille pendant le confinement. Mais si l’économie n’est précisément pas l’approvisionnement en biens et en services de première nécessité, qu’est-elle donc ? » s’interrogeait-il dans une tribune pour Libération. D’après lui, notre économie glisse vers une « économie à la con », prêtant une valeur excessive à des emplois dont la raison d’être se résume à légitimer la bureaucratie et à faire grimper le PIB au détriment d’emplois essentiels à « la vie » (catégorie dans laquelle il choisit d’inclure tant l’employé d’une salle de bowling qu’un agriculteur).

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Comment en sommes-nous arrivés là ? Sociologue du travail, Dominique Méda (Paris Dauphine) nous rappelle que la classification des emplois est tributaire d’un lourd passé et qu’Adam Smith en son temps se coupait déjà les cheveux en quatre pour tenter de déterminer ce que serait une hiérarchisation objective. Progressivement, « le niveau de diplôme ou d’éducation a pris une place déterminante pour fixer les tarifs, notamment au xxsiècle dans les grilles de classification et les conventions collectives. Jusqu’aux années 1970, c’étaient ces conventions collectives qui définissaient les qualifications et les grilles de classifications ». Passé ce cap, le recul de la notion de « qualification » en faveur de celle de « compétences » a néanmoins accéléré une forme de dérégulation, nous dit-elle. « Par ailleurs, le concept de rareté des talents et de nécessité de rémunérer ces derniers comme les concurrents a pris de plus en plus de place », entraînant des écarts monstres entre certains dirigeants et salariés au sein d’une même entreprise.

«Y a pas de sot métier »

La hiérarchisation des emplois est le fruit d’un imaginaire collectif figé, ajoute la chercheuse en psychologie sociale Annalisa Casini (UCL), spécialiste du secteur des soins. « On dit souvent qu’il n’y a pas de bêtes métiers, mais que des bêtes gens. Mais en réalité, il y a une représentation collective assez claire sur le fait qu’il y a des bêtes métiers. » Une émanation de notre méritocratie, en somme. « Le fait d’étudier correspond à un mérite qu’il faut valoriser. On part donc du présupposé que les métiers de service ne nécessitant pas de diplôme ne sont pas des métiers compliqués à faire et que les moins méritants s’y retrouvent. Donc, pourquoi les valoriser ? »

La dévaluation sociale des métiers de service est également à mettre en lien avec l’idée qu’ils sont non productifs, dans le sens où « ils ne fabriquent pas d’objet ». « Dès lors, bien souvent, ils deviennent complètement invisibles lorsqu’ils sont bien faits. On ne les remarque que quand ils sont mal faits. Si vous cherchez tous les jours votre enfant à la crèche et qu’il est en pleine forme, vous ne vous direz pas que c’est grâce à la puéricultrice. Mais s’il a un bleu parce qu’un autre enfant lui a donné un coup, vous remettrez en cause son travail. » Enfin, les compétences catégorisées comme féminines (et ce, même si elles sont exploitées par des hommes exerçant des « métiers de femmes ») tendent à être moins considérées, comme si elles découlaient davantage de l’inné que de l’effort ou de la technique, nous dit Annalisa Casini.

Une réalité que Mathilde Dumont observe à l’hôpital, en regrettant le manque de crédit accordé à la science infirmière qui démontre pourtant que les compétences comme l’écoute et l’attention sont des techniques à part entière qui jouent un rôle crucial dans le soin : « Le gouffre entre le métier de médecin et celui d’infirmière a tendance à se manifester d’autant plus fort que les infirmières posent de plus en plus de gestes médicaux autrefois réservés aux médecins. »

Un nécessaire, mais difficile rééquilibrage

Face aux constats d’injustice, des voix ont profité de la crise du Covid-19 pour prôner une réflexion de fond sur le sujet. Parmi elles, celle de Dominique Méda. « Je ne dis pas qu’il faut caler les rémunérations exclusivement sur l’utilité sociale, mais cela ne peut pas ne pas être pris en compte », argumente la sociologue. Les travaux de Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed, trois chercheuses britanniques qui avaient déjà proposé en 2009 une méthodologie pointue pour mesurer la plus-value sociale d’un métier sur base de ses impacts indirects sur l’économie, l’environnement et la société, démontrent selon elle qu’une objectivation plus juste est envisageable.

Reste à bousculer l’ordre établi. Dans un contexte où le rapport de force ne penche pas dans le sens des travailleurs, le coronavirus aurait-il ce pouvoir ? « Je crains que non, regrette Annalisa Casini. On le voit déjà maintenant : tous les propos angéliques du confinement sont partis en fumée. Les représentations collectives sont tellement ancrées que ce n’est pas une crise de trois mois qui va ébranler tout ça. » Si elle note que des professions, dans le secteur des soins notamment, vont ponctuellement bénéficier de l’effet de la pandémie pour avancer sur des revendications, la psychologue sociale préfère parler d’ajustements que de révolution. « Cette crise restructure d’une certaine manière l’organisation du métier, mais pas l’imaginaire », poursuit la chercheuse.

Cela n’empêchera pas Mathilde Dumont de continuer à manifester au sein du mouvement La Santé en lutte, convaincue qu’une revalorisation des métiers de soins passera dans tous les cas par un réinvestissement public dans le secteur. Tout en se demandant si les héros et les héroïnes d’hier ne seront pas trop vite oubliés.


1 Nom d’emprunt.
2 En Belgique, selon Stabel, la profession de caissier est la seconde profession ayant enregistré la plus faible hausse salariale entre 2010 et 2017 (+ 8,2 %). Sur la même période, le salaire moyen d’un manager dans la publicité augmentait de 20,1 %.