Espace de libertés | Décembre 2020 (n° 494)

« Notre démocratie est excessivement fragile ». Un entretien avec Serge Lipszyc


Grand entretien

Selon certaines estimations, l’extrême droite dépasserait aujourd’hui le terrorisme islamiste au niveau de la menace. Passée trop longtemps sous les radars de l’analyse de risques, cet extrémisme en a profité pour proliférer, se radicaliser et étendre ses tentacules. Les victimes potentielles ? Nos démocraties et la diversité des individus qui les composent. Rencontre1 avec Serge Lipszyc, président du Comité permanent R, chargé du contrôle des services de renseignements et de sécurité en Belgique.


La première question est un peu inévitable : estimez-vous que cette pandémie de coronavirus risque d’induire de nouveaux risques pour nos sociétés ?

Une crise, certainement. Je pense que c’est le plus inquiétant et cela a aussi démontré notre fragilité par rapport à la maladie. Et comme j’ai aussi des enfants, on peut remarquer à quel point ils sont perturbés, d’abord par le fait de ne plus avoir de cours, mais aussi par l’absence de futur, ou du moins par un futur indécis. La pandémie perturbe l’organisation humaine, il faut donc être attentif aux besoins sociétaux, car les personnes atteintes par cette crise actuellement ne représentent que le sommet de l’iceberg de la crise économique. Je pense qu’on est face à une catastrophe dont on ne maîtrise pas l’ampleur.

Qu’est-ce que vous craignez le plus ?

Nous sommes confrontés à une situation marquée par un manque d’ouverture aux autres, à la différence. En situation de crise, le ressentiment par rapport à ce que l’on appellerait par simplification l’« étranger » est exacerbé. Certains souffrent d’absence de travail, de moyens pour vivre dignement, et l’on peut craindre que le rejet d’autrui ou une révolte par rapport à ce qui peut apparaître comme une injustice amènent à des situations excessivement difficiles. La crise va peut-être devoir être supportée sur plusieurs générations. Elle va impliquer une restriction au niveau des acquis sociaux, alors que nous avons cette chance immense d’avoir une Sécurité sociale encore fédéralisée, la possibilité d’accéder presque gratuitement à la scolarité, aux soins de santé, au chômage, aux allocations… J’ai le sentiment que notre démocratie est excessivement fragile, en situation de péril.

Aujourd’hui, quels sont les points sensibles au niveau de la menace sécuritaire ?

Aujourd’hui, l’on peut rentrer dans votre GSM à distance, dans votre système informatique, on sait entendre ce que vous pensez, ce que vous dites, on sait quels sont vos contacts. Tout cela nécessite dès lors des moyens pour pouvoir veiller à la protection des citoyens. Certains pays sont aussi soucieux de savoir ce qui se passe chez nous, et tous ces États ne sont pas démocratiques. Des membres des services de renseignement étrangers travaillent en Belgique. On parle ici d’espionnage, avec des tentatives d’approcher des hommes politiques ou des hauts fonctionnaires avec une volonté d’ingérence, de déstabilisation de l’État. Autre point sensible : la menace intérieure. Certains citoyens veulent la fin de l’État, de la démocratie, que ce soit par le djihadisme, l’extrême gauche ou une extrême droite violente. En lien avec d’autres personnes dans d’autres pays européens, ils constituent des réseaux, mus par une volonté commune de lutter contre l’État parce qu’ils estiment que la démocratie est un danger et qu’elle ne les représente pas.

Belçika'da aşırı sağcı Vlaams Belang partisinin destekçileri, ülkenin birçok yerinden gelerek başkent Brüksel yakınındaki bir otoparkta toplandı. Aşırı sağcılar, devam eden hükümet kurma görüşmelerinde Flaman bölgesinin çoğunluğunun dışlandığı gerekçesiyle protesto gösterisi yaptı. Aşırı sağcı parti destekçileri, Flaman karşıtı bir hükümet kurulacağını iddia ediyor. Dursun Aydemir / Anadolu Agency

Le Vlaams Belang multiplie les opérations coup de poing pour diffuser ses idées massivement, comme ici, fin septembre aux portes de Bruxelles. © Dursun Aydemir/Anadolu Agency/AFP

Mais l’extrémisme revêt-il aussi la forme de partis au pouvoir ?

Aujourd’hui, l’extrême droite se présente comme le gendre idéal, très lisse, en costume-cravate. Le Vlaams Belang se développe, puisqu’il a compris que par sa communication, il pouvait se donner un visage acceptable et même attirant. Tout autour de lui, des groupes avec lesquels il a tissé des liens souhaitent aller plus loin, car ils ne veulent pas la démocratie. C’est très clair. Mais il ne faut pas être naïf, le Vlaams Belang veut aussi la fin de l’État ! La démocratie génère en fait son plus grand danger puisqu’elle va – et c’est une question que l’on peut soulever – octroyer des dotations à des partis qui, explicitement, veulent sa fin. Dès lors, n’est-ce pas un peu schizophrène ? Malgré notre histoire, du côté flamand, il n’y a plus aucun cordon sanitaire. Et je trouve que du côté francophone, nous prenons la même direction : petit à petit, nous acceptons ce qui était inacceptable hier.

Mais quel est le niveau réel de cette menace ?

Il n’y a pas de définition légale de l’extrémisme, d’où une absence de vision précise du phénomène et une grande difficulté à identifier les priorités et les moyens à attribuer. Raison pour laquelle nous sommes plus dans une sorte de réactivité que de proactivité. C’est l’un des défis du gouvernement : évaluer ces risques et mieux les appréhender, en dégageant des moyens et des priorités. Il faut ouvrir le débat au niveau parlementaire et se demander si le dernier sondage qui indique que 27 % des Flamands voteraient pour le Vlaams Belang en cas d’élections est constitutif d’un problème. Je pense qu’il y a un besoin de renouveau à différents niveaux, aussi bien associatif que politique ou scolaire. Au sein de la juridiction administrative que je préside, nous avons décidé que les douaniers qui portent des armes doivent dorénavant faire l’objet d’une enquête, car nous avons constaté que certains faisaient partie de groupuscules d’extrême droite violents. Ont-ils encore une place dans les services de l’État ? En ce qui me concerne, je trouve qu’il y a un choix à faire et que l’État doit se protéger. Cette question n’est pas résolue, elle doit se poser au niveau politique : lorsqu’un individu démontre une volonté de mettre à mal la démocratie et l’État belge, est-ce qu’il peut encore être un fonctionnaire ? Je pense que non.

Comment se fait-il que la cartographie de l’extrême droite soit si difficile à établir ?

En 2015-2016, tout a été investi dans les après-attentats de Daesh. Il était plus facile de désigner un ennemi extérieur que de reconnaître qu’il est intérieur, qu’il est blanc, qu’il fait partie de cette société qu’il gangrène. Alors, on stigmatise aujourd’hui plus facilement l’autre communauté, l’étranger, même si l’on ne sait pas exactement ce qu’il est ou ce qu’il représente : le noir, le musulman, le juif, la femme, l’homosexuel. Et nous voyons un certain nombre de politiciens qui ne réagissent pas. Il y a une sorte de délitement ou d’acceptation, un ventre mou de ce corps social et un manque d’analyse des dangers.

Est-ce la violence qui différencie les partis d’extrême droite et les groupuscules extrémistes ?

Je dirais que c’est le passage à l’acte. Il y a quelques semaines, les manifestations organisées par le Vlaams Belang à Bruxelles accueillaient aussi la Légion flamande et des groupuscules qui, eux, prônent la violence. Quelques jours auparavant, un individu proche du Voorpost a lancé un cocktail Molotov à l’extérieur du Parlement. Tout cela n’est que le sommet de l’iceberg. Il y a véritablement une multiplication d’individus qui expriment des frustrations par rapport à ce que représente l’État. Selon les critères de l’Union européenne, le profil des extrémistes est celui de jeunes en manque de formation, au chômage, qui ont tendance à acquérir des armes, avec des liens entre groupuscules à la base d’entraînements de type guerriers en Europe de l’Est, avec une finalité qui est de pouvoir tuer. À l’heure actuelle, je pense que le danger, c’est de savoir si nous devons accepter cela dans notre société et quelle réaction nous devons avoir. J’ai lu avec attention la décision prise par la Grèce, qui a condamné Aube dorée et reconnu que c’était une organisation criminelle. Les prédécesseurs du Vlaams Belang ont aussi vu leur comportement sanctionné. Je pense donc que l’État devrait se donner les moyens pour protéger ses populations contre des extrémismes et le danger de certaines structures qui veulent attenter à son bon fonctionnement.

une des quinze personnes interpellÈes par la direction de la surveillance du territoire (DST) arrive, le 05 avril 2004 au siËge des services de contre-espionnage ‡ Paris, aprËs une opÈration visant des islamistes qui pourraient avoir un lien avec les attentats commis ‡ Casablanca en 2003. Les arrestations se sont effectuÈes tÙt dans la matinÈe ‡ Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) et ‡ Mantes-la-Jolie (Yvelines). One out of the 15 people arrested by French counter-espionage services (DST) is escorted to the DST headquarters in Paris 05 April 2004, following early-morning raids aimed at suspected radical Islamists believed to have been involved in bombings that killed 45 people in the Moroccan city of Casablanca last year, the interior ministry said. Nine men and six women were detained in the raids, carried out in the Paris suburbs of Aulnay-sous-Bois and Mantes-la-Jolie. (Photo by JACK GUEZ / AFP)

La menace islamiste demeure d’actualité comme l’a encore prouvé l’ignoble assassinat de l’enseignant français Samuel Paty. © Jack Guez/AFP

La menace islamiste est-elle toujours aussi forte malgré son affaiblissement ?

Je pense qu’il y a plusieurs facteurs : l’affaiblissement de Daesh, mais aussi la prise en compte de la réalité du risque et une meilleure collaboration entre les services de sécurité. L’on tente aussi de savoir aujourd’hui si tel individu est source de danger. Mais soyons quand même prudents, un risque islamiste violent est toujours présent. Même s’il apparaît moindre, il n’a pas disparu, il y a toujours une volonté d’atteindre nos démocraties, en particulier par la violence, parce que c’est une reconnaissance pour les combattants de Daesh, une visibilité qui leur est donnée. Autre problème qui se pose : avons-nous suffisamment travaillé sur le radicalisme, notamment en aidant les personnes condamnées à sortir de cette impasse ? Il n’y a pas de modèle idéal de déradicalisation des gens. Tout comme il n’y a pas non plus de modèle idéal de prison. En revanche, nous savons que la prison est un terreau fertile, pas uniquement pour l’islamisme, mais aussi pour toutes les autres formes de terrorisme.

Êtes-vous en faveur du rapatriement des femmes et des enfants qui sont toujours en Irak et en Syrie ?

La réponse ne peut se résumer à oui ou à non. Si l’État prend cette décision, alors il faut pouvoir accompagner leur retour. Et pas uniquement à l’aéroport ! Ces personnes sont en rupture avec la société, il faut se donner les moyens de pouvoir les accompagner pour que les enfants de ces combattants et combattantes, car il y a aussi un certain nombre de femmes, ne deviennent pas eux-mêmes la source d’un problème demain, qu’ils ne deviennent pas le ferment d’une nouvelle frustration.

Que pensez-vous des débats par rapport à ces tensions existantes entre la gestion de la sécurité qui est jugée nécessaire –en tout cas par l’État– et le respect de nos libertés et de notre vie privée ?

Ma position est celle d’un certain pragmatisme. En même temps, je souhaite que le curseur de nos libertés et de la protection de notre vie privée soit au maximum, mais il faut pouvoir le garantir. Cela signifie de donner des moyens aux services de police, aux renseignements, afin de permettre la sécurité et la justice. Ne rien faire, c’est reconnaître que l’on ne donne pas la protection nécessaire aux citoyens et, dès lors, c’est inacceptable. Nous avons cru pendant des dizaines d’années que nous ne pourrions jamais être atteints par les attentats. Aujourd’hui, nous vivons avec cette réalité. Par rapport à cela, il faut pouvoir être proactif. Le risque zéro n’existe pas, mais on doit s’en rapprocher c’est le rôle de l’État. Mais il faut aussi s’assurer des moyens de contrôle afin qu’il n’y ait pas une déviance de ce qui a été concédé. Cependant, n’oublions pas que les plus grandes sources de renseignements se trouvent dans le secteur privé, à savoir dans les GAFAM.

Concernant l’ingérence étrangère que vous évoquiez précédemment, sachant qu’elle s’active aussi lors des élections, est-ce que le phénomène est mieux monitoré qu’il y a quelques années ?

Il y a une volonté manifeste de pouvoir se prémunir contre ce risque qui existe au niveau mondial. Plus notre État sera fragile, plus il y aura une volonté d’y attenter. Nous sommes un petit pays, mais nous sommes un pilier de l’Union européenne. Nous devons donc être attentifs et nous donner les moyens de pouvoir répondre à ce défi gigantesque. Il faut aussi faire face à la désinformation, à ces fake news, lancées contre des individus, ou des partis, mais aussi dans le but d’opposer encore plus les gens entre eux. On est face à des jugements très rapides, très courts, et le reste devient assez inaudible. Mais qui veut aujourd’hui se passer des réseaux sociaux ? Un travail colossal est nécessaire à ce niveau-là. Malheureusement, la presse est elle aussi fragilisée, et la crise de la Covid-19 n’a pas aidé ce secteur non plus.

Les Renseignements belges peuvent-ils faire face à ces enjeux, et la coordination européenne est-elle aujourd’hui plus efficace ?

Il y a de très bonnes collaborations avec certains pays, plus qu’avec d’autres. La Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France se rendent compte des dangers qui nous menacent. Mais nous devons aussi nous poser des questions quant à nos collaborateurs dans les services de sécurité, car un certain nombre d’entre eux sont plus attirés par la droite ou l’extrême droite que par des idées purement d’idéal, d’égalité ou de fraternité. Il faudrait probablement être plus attentif au profil des gens lors des recrutements dans la police, l’armée et les services de renseignement. Et de pouvoir affirmer : attention, il y a des lignes qui ne peuvent pas être dépassées. C’est une réalité qui nous touche. Beaucoup de gens ne savent plus aujourd’hui ce qui s’est passé à Srebrenica. Et je ne parle même pas de l’holocauste ! Nous sommes confrontés à une sorte d’apathie, au-delà du pur jeu de politique internationale. L’enjeu est considérable !


1 Interview réalisée à la mi-octobre.