En vous baladant dans les rues et les transports en commun bruxellois, peut-être vous êtes-vous déjà demandé qui pouvaient bien être MM. Bertrand, Vandervelde, Pétillon, Thys, Wiener, Empain ou encore Janson ? Ces noms d’arrêts ou de rues qui jalonnent la ville renvoient au passé colonial de notre pays.
L’espace public bruxellois est truffé de références à des personnages qui ont marqué l’histoire de Belgique. À l’exception de quelques princesses et de Marie Curie – qui, cela dit en passant, profita de l’uranium congolais pour ses études sur le radium –, il s’agit presque toujours d’hommes blancs. A-t-on conscience de la réalité historique glorifiée à travers ces hommes ? Force est de constater que le passé colonial de ces « héros » belges est encore trop souvent exempt des biographies officielles et de ce fait, inconnu du grand public.
Nous avons décidé d’analyser l’entièreté du réseau de la STIB. Nous avons donc fréquenté plus de 2 000 arrêts afin de dresser un tableau des figures historiques. Nous ne reprendrons ici que les exemples les plus marquants tant ils sont nombreux. Avant de se mettre en route, les mots du collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations s’imposent : « En Belgique, nous avons presque tous dans notre entourage proche des membres qui ont vécu la période coloniale, dans un camp comme dans l’autre. C’est une des raisons qui expliquent qu’en parler ensemble est si compliqué. Il est question ici d’un processus, d’une logique coloniale, qui n’a jamais cessé. C’est cette dynamique que nous cherchons à récuser, à abattre, et non les personnes qui y ont participé, souvent inconsciemment. » Même si certains dirigeants de l’époque savaient très bien ce qu’ils faisaient.
Des hommes et des faits
Commençons notre balade non loin du parc Josaphat, à Schaerbeek, avec l’avenue Louis Bertrand et son arrêt de tram éponyme sur la ligne 7. Né en 1856 et décédé en 1943, celui qui deviendra ministre d’État en 1918 est le fondateur du Parti ouvrier belge (POB) et du journal Le Peuple. Avec son ami et collègue Émile Vandervelde, ils dénoncent les exactions de Léopold II au Congo et s’inscrivent donc en apparence dans la lutte anticoloniale. Mais, lors de la reprise du Congo par la Belgique, ils finissent par s’en accommoder et Louis Bertrand fera partie du conseil d’administration des Huileries du Congo belge, que nous évoquons plus en détail ci-après.
Plongeons ensuite dans le métro à Woluwe-Saint-Lambert, ligne 1, pour tomber sur le camarade de Louis Bertrand, à savoir Émile Vandervelde (1866-1938), membre du POB et ministre d’État lui aussi. Un de ses amis, lord William Lever (fondateur d’Unilever, déjà connu à l’époque pour ses savons Sunlight) a obtenu, grâce à lui, des milliers d’hectares au Congo, ce qui nécessita l’expropriation de neuf villages, soit des milliers de personnes déplacées. Une culture d’huile de palme pour les Huileries du Congo belge y fut mise en place avec, à la clé, des bénéfices se chiffrant en millions pour Lever. L’armée belge aida l’homme d’affaires à maintenir l’ordre dans les plantations et à faire travailler les esclaves qui y résidaient. En 1957, la compagnie employait quelque 15 000 esclaves soumis au travail forcé. Les terres accaparées ont été léguées en 2009 à Feronia, une entreprise canadienne qui y gère 100 000 hectares, dont 30 000 qui servent à la culture d’huile de palme. Feronia entend répondre à la demande croissante en huile de palme et revitaliser la région par ses activités. Ce discours a plu à BIO, une société belge d’investissement dans les pays en voie de développement, qui finança Feronia à hauteur de 11 millions de dollars, tout satisfaits qu’ils étaient de pouvoir soutenir l’« emploi rural ». Les écoles et centres de santé promis par Feronia sont toujours attendus… Tout comme la conformité aux normes salariales congolaises : faire passer le salaire des employés d’un à quatre euros par jour semble insurmontable pour cette société qui pourtant a touché plus de 100 millions d’euros des institutions occidentales d’aide au développement1.
Du côté de l’ULB
Non loin de l’ULB, dans le quartier du cimetière d’Ixelles, nous descendons du bus à l’arrêt Thys sur la ligne 95. Ce nom vous dit quelque chose ? Sans doute l’avez-vous déjà croisé lors d’une de vos balades dominicales au Cinquantenaire. Une statue a été dédiée au général Albert Thys (1849-1915) et trône à l’entrée du parc. Le Génie belge guidant le Congo, les termes en disent long sur la vision de l’époque coloniale. La Belgique, représentée par une femme, montre la direction à ce qui semble être la représentation d’une Congolaise, à en juger par sa nudité et ses traits. Le Congo, à travers cette femme, porte la corne d’abondance tout en regardant la Belgique avec ferveur. Un message clair et assumé du pillage du Congo par une Belgique drapée dans ses idéaux chrétiens ? D’autant plus que la statue se dresse dans un lieu lui-même polémique : le Cinquantenaire, appelé « arcades des mains coupées » par Émile Vandervelde – du temps où il dénonçait le sang versé au Congo – sur la base des informations fournies par Albert Thys lui-même. Après avoir fait ses armes à l’École royale militaire et à l’École de guerre, le futur général entre à 27 ans, au service de Léopold II. C’est donc en tant que secrétaire pour les affaires coloniales qu’il part s’installer au Congo. Il sera considéré comme le « maître d’œuvre du système d’exploitation colonial », notamment de par son rôle de promoteur du chemin de fer Matadi-Léopoldville. Pour rappel, cette ligne ferroviaire coûtera la vie à 132 Européens, plus de 1 800 Africains et 5 500 Asiatiques selon les estimations2. L’industriel aguerri a créé bon nombre de sociétés belges actives au Congo, jusqu’à rivaliser avec Léopold II quant aux profits qu’ils réalisaient chacun de leur côté.
À Bruxelles, plusieurs noms d’arrêts de métro – tel celui du major Arthur Pétillon – proviennent de personnalités belges, ayant joué un rôle prépondérant et pas toujours éthique durant la période coloniale. © Belga
Nous remontons dans le bus 95, direction Wiener, en référence au sculpteur Léopold Wiener (1823-1891) dont la place centrale de Watermael-Boitsfort porte le nom. Il a certes gravé de la monnaie pour Léopold II, mais c’est son fils Samson (Sam) Wiener (1851-1914) qui a été très proche du « Souverain du Congo » en tant que confident, conseiller juridique et avocat. Il participa en 1895 au discours d’annexion du Congo du général-major Thys.
Le long de l’avenue Franklin Roosevelt, sur la ligne 8 du tram, nous nous arrêtons à Empain, devant la superbe villa du même nom. Édouard Louis Joseph Empain (1852-1929), le père de Louis-Jean qui a fait construire cette somptueuse villa, aujourd’hui centre d’art et de dialogue entre les cultures d’Orient et d’Occident, était un riche industriel belge, égyptologue amateur et intéressé par le Congo pour de tout autres raisons. Après avoir développé les chemins de fer et les tramways urbains et interurbains en Belgique, en France – on lui doit le métro de Paris – et en Chine, le baron Empain a fondé et dirigé la Compagnie du chemin de fer du Congo supérieur aux Grands Lacs africains. Outre le secteur des transports, l’activité coloniale du groupe Empain a été très intense dans celui de l’extraction minière puisque le baron été actionnaire de l’Union minière du Haut-Katanga avec sa société Electrorail3.
Un peu plus loin, aux confins d’Ixelles et de Bruxelles ; les lignes de tram 81, 92, et 97 ont en commun un arrêt : Janson. Les étudiants bruxellois connaissent surtout Paul-Émile, qui a donné son nom au plus grand auditoire de l’ULB ainsi qu’à plusieurs rues et places en régions bruxelloise et wallonne à Tournai, Flémalle-Grande, Stambruges et Awans. Son père, Paul, a étudié le droit à l’ULB avant de devenir député, sénateur et enfin ministre d’État. Ce libéral progressiste s’est battu pour le suffrage universel et l’instruction obligatoire en Belgique, mais en tant que membre de la Société d’anthropologie belge, il a utilisé la phrénologie4 pour établir une hiérarchie raciale en vue de prouver scientifiquement la domination des Blancs sur toutes les autres ethnies5.
En grattant le vernis des noms d’arrêts et de rues donnés en hommage, les stigmates de l’histoire coloniale belge apparaissent. Il en existe de nombreux autres. Si les figures retenues et à retenir sont imposées, il reste une autre histoire à raconter aux étudiants, mais aussi aux voyageurs du passé, du présent et de l’avenir.
1 Stéphane Desgain et Éric Walravens, « Feronia : quand la coopération belge soutient l’accaparement des terres », mis en ligne sur www.cncd.be, le 25 avril 2019.
2 « Les Congolâtres », no 20, février 2016.
3 Xavier Mabille, Charles-Xavier Tulkens et Anne Vincent, La Société Générale de Belgique 1822-1997 : le pouvoir d’un groupe à travers l’histoire, CRISP, 1997, p. 97.
4 Théorie selon laquelle les bosses du crâne d’un être humain reflètent son caractère, NDLR.
5 Michel Bouffioux, « Lusinga… Et 300 autres crânes d’Africains conservés à Bruxelles (partie 2) : Le ‘‘pauvre diable’’ de l’ULB », mis en ligne sur https ://parismatch.be, le 24 mai 2018.