La pandémie de Covid-19 a remis en évidence l’urgence de définir des stratégies précises pour contrôler les mouvements des personnes dans le contexte mondial. La question des réfugiés, qui a toujours été au centre de ce débat, est cependant passée au second plan, à la suite d’un changement prévisible des priorités dans les agendas gouvernementaux. Aux portes de l’Europe, les migrants continuent toutefois à être entassés dans les structures d’accueil qui traversent une crise aux proportions tragiques.
Quel est l’impact de l’urgence Covid-19 sur la question des réfugiés ? Comment concilier les directives de distanciation sociale avec la réalité des centres d’accueil et, par extension, des autres contextes d’enfermement collectif ? Quel effet la pandémie peut-elle avoir sur les relations entre les migrants et les non-migrants, relativement aux pratiques de solidarité qui ont émergé depuis l’été 2015 mais également aux attitudes et aux actions hostiles envers les migrants et les réfugiés ?
La fragilité de l’UE
La pandémie a mis en évidence les fragilités et les divisions qui minent la gouvernance de l’Union européenne, en particulier sur les questions liées à la mobilité des personnes. Les pays se sont renfermés sur eux-mêmes alors que les contrôles des frontières intérieures et extérieures ont été rapidement intensifiés. Au moment où l’on recensait en Italie les premières infections et les premiers décès dus au coronavirus, la Turquie s’engageait dans un conflit géopolitique avec l’Europe en ouvrant ses frontières, poussant des milliers d’individus vers les camps de transit des migrants en Grèce. La réaction d’Athènes sur le terrain et les timides pressions diplomatiques de l’UE ont freiné Ankara après deux semaines de tensions aux frontières.
Les îles grecques proches de la catastrophe
L’arrivée du virus en Europe a coïncidé avec un pic de tension maximale dans les cinq îles grecques de la mer Égée qui abritent au total près de 42 000 demandeurs d’asile. Les milliers de migrants amassés dans le camp de Mória, le principal hotspot sur l’île de Lesbos, et dans les autres centres ont vu leurs conditions de vie, déjà terribles, s’aggraver fortement. Les tentatives de suicide et les accidents mortels se sont succédé sans discontinuer. La Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen a lancé un appel à la Commission pour l’évacuation du camp de la population à haut risque. Certains, comme le photojournaliste allemand Michael Trammer, ont dénoncé également des attaques qui auraient été menées par des groupes d’extrême droite à l’encontre des migrants, mais aussi des humanitaires et de la presse. Ces groupes seraient aussi appuyés par d’autres, venus d’Europe continentale. Après cinq ans de pression croissante, une partie de la population locale s’est retournée contre les migrants. Des manifestations d’hostilité ont eu lieu au sein de la même société qui avait fait preuve d’une grande solidarité lors de la crise de l’accueil en 2015. L’île de Lesbos est représentative de l’amplitude de la tragédie que vivent les migrants en Europe. D’autres pays présentent des cas non moins problématiques à travers le monde et requièrent une action urgente comme à la frontière du Bangladesh ou des millions de Rohingyas sont en danger.
L’arrivée du virus en Europe a coïncidé avec un pic de tension maximale dans les cinq îles grecques de la mer Égée qui abritent au total près de 42 000 demandeurs d’asile. © Grigoris Siamidis/NurPhoto/AFP
Des mesures sanitaires inapplicables
Les réglementations en matière de santé et de distanciation sociale adoptées dans la lutte contre le Covid-19 se sont révélées totalement inconciliables avec la réalité des lieux d’enfermement, comme en témoignent les émeutes dans les prisons italiennes au cours desquelles plusieurs détenus ont perdu la vie. Ces événements ont mis en évidence un phénomène plus large concernant l’application des réglementations anti-contagion dans des lieux surpeuplés, où une éventuelle explosion du virus pourrait générer un nombre catastrophique de décès. Ces lieux comprennent bien évidemment les centres collectifs destinés aux migrants en Europe, qu’il s’agisse des centres de transit ou de rétention administrative (CRA) qu’on appelle parfois les « centres fermés ».
Afin de faire face à l’urgence sanitaire découlant de la propagation de la contagion par le Covid-19, les institutions étatiques ont, sans surprise, renforcé les actions pour limiter les arrivées de nouveaux migrants. Les institutions chargées des questions migratoires en Belgique ou en Allemagne, par exemple, ont décidé de ne plus enregistrer de nouvelles demandes d’asile pendant le pic de la pandémie.
Entre-temps, les appels et les mobilisations en faveur de la régularisation des migrants en situation irrégulière, y compris ceux qui sont en détention, se sont poursuivis. Des centaines de migrants enfermés dans les CRA françaises ont entamé une grève de la faim. Des associations syndicales et humanitaires ont soumis une requête au gouvernement italien afin de garantir le droit à la santé des dizaines de milliers de migrants en situation irrégulière employés dans l’agriculture. Le seul pays qui a effectivement adopté des principes de solidarité a été le Portugal, qui a accordé une régularisation temporaire aux migrants qui attendaient que leur demande soit traitée.
Raréfaction des pratiques de solidarité
Ces appels et mobilisations ont montré que le principe de solidarité à l’égard des migrants et des réfugiés, au moins dans la société civile, repose encore sur des bases solides. Cependant, l’urgence du coronavirus et l’application des règles de distanciation sociale ont souvent conduit à la disparition des pratiques de solidarité directe qui ont caractérisé la crise de l’accueil de 2015-2018. Ces pratiques s’étaient souvent transformées en actions de soutien fondamentales, structurées et durables. Les centres d’accueil autour desquels les mouvements citoyens s’étaient développés, comme la plate-forme BXLRefugees, créée pour aider les demandeurs d’asile et les réfugiés en Belgique, ont été fermés pendant longtemps au monde extérieur, et n’ont pu que récemment réactiver partiellement leurs activités. Plus vulnérables, plus isolés et moins visibles, les mineurs non accompagnés ont également été fortement touchés par la raréfaction des pratiques de solidarité de la société civile.
Alimenter la peur collective
Comme l’a montré l’exemple grec, l’extrême droite n’a pas perdu de temps pour exploiter la peur collective du coronavirus, pour relancer ses idées xénophobes et le principe de la protection des frontières nationales. C’est le cas par exemple de Viktor Orbán, à qui le Parlement hongrois a accordé des pouvoirs quasi illimités pendant la pandémie, qui a directement accusé les migrants de la propagation de la contagion. Dans la même veine, Donald Trump a toujours parlé de « virus étranger » depuis le début de la crise.
En Italie, non seulement les médias d’extrême droite, mais aussi une partie du journalisme mainstream ont rouvert l’un des thèmes populistes les plus porteurs dans le débat sur les migrations contemporaines, c’est-à-dire le rôle présumé des ONG dans la facilitation du trafic de migrants. Tout comme lors de la crise de l’accueil en 2015-18, certains politiciens et leaders d’opinion se sont empressés d’accuser les ONG, les pointent aujourd’hui du doigt comme étant peu investies ou détachées face à l’urgence qui a touché les hôpitaux. La réalité est pourtant autre, comme l’a montré le cas d’Emergency, organisation largement impliquée dans le soutien à la première ligne de soins.
Hiérarchisation sociale et xénophobie
Aux niveaux national et local, les stratégies pour faire face à l’épidémie de Covid-19 ont inclus une augmentation progressive des mesures de contrôle individuel, comprenant même une intervention directe de la police pour contenir et sanctionner les personnes qui ne respectent pas les mesures de confinement. Au pic de la pandémie, on a dénombré des centaines de milliers de contrôles quotidiens dans toute l’Europe, tant aux frontières que dans les rues des villes. Ces restrictions sont maintenant souvent accompagnées de manifestations de dissidence publique, comme dans le cas de Berlin en août dernier.
Aux yeux de millions de citoyens soumis à l’énorme stress de ces derniers mois et à la peur d’un nouveau confinement, toute violation des directives visant à contenir la contagion est considérée comme inacceptable. Toute dérogation à la circulation, qu’elle soit internationale ou locale, est perçue comme un privilège au détriment de la sécurité nationale. Les réactions négatives dans le cas où de tels privilèges seraient accordés aux migrants sont malheureusement concevables. Le risque est de voir se polariser les principes de hiérarchisation sociale et d’égoïsme nationaliste qui font référence aux slogans « La France d’abord », « Prima gli Italiani » ou « Britain first », pour ne donner que quelques exemples. Toute urgence ou catastrophe qui contraint et contraindra encore des individus à migrer est vue comme moins urgente et moins importante que celle qui nous a poussés à changer notre mode de vie pour lutter contre la propagation du virus.