Espace de libertés – Janvier 2017

Dossier
Personne n’a oublié la déclaration du premier président de la Cour de cassation, lors d’une interview donnée le 15 mai 2016. Ayant le sentiment que la loi n’était plus respectée, Jean de Codt y déplorait le fait que, selon lui, la Belgique se rapprochait d’un « État voyou ».

Autre moment exceptionnel: lors des audiences solennelles de la rentrée judiciaire des cours d’appel et de travail du 1er septembre 2016, les dix premiers présidents ont prononcé le même discours pour exprimer leur inquiétude face, notamment, aux mesures d’austérité affectant la justice.

Comme l’éducation et l’enseignement, la justice est donc l’un des enfants les plus pauvres de l’État.

En Belgique, le sous-financement de la justice est structurel. Le ministre a lui-même indiqué lors de l’assemblée plénière de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone (OBFG), tenue à Charleroi en novembre 2016, que ce sous-financement est constant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comme l’éducation et l’enseignement, la justice est donc l’un des enfants les plus pauvres de l’État. Et la politique du « tout sécuritaire » et du « tout à l’économie » n’arrange rien car les rares deniers publics sont engloutis dans des mesures pseudo-sécuritaires aussi coûteuses qu’inefficaces.

Un accès à la justice de plus en plus difficile

La perte de confiance envers la justice est une réalité bien tangible. Mais un autre phénomène dangereux se développe. De plus en plus de restrictions financières entravent en effet l’accès à la justice. D’abord il y a l’augmentation des droits de greffe. Ensuite, l’augmentation de « l’indemnité de procédure » qui rend encore plus risquée l’issue d’une procédure. Enfin, la profession d’avocat s’est vue imposer l’assujettissement à la TVA sur les honoraires. Pour les justiciables les plus vulnérables, non assujettis, qui ne récupéreront jamais cette TVA versée à l’État, il s’agit là d’un véritable impôt déguisé qui limite le recours à l’avocat. Enfin, depuis le 1er septembre 2016, la nouvelle loi concernant l’aide juridique prévoit le paiement par le bénéficiaire de l’aide judiciaire d’une contribution forfaitaire de 10 à 50€€ par procédure. Ce système de « ticket modérateur » limitera encore un peu plus l’accès à la justice pour les plus démunis.

La volonté du législateur est en outre de limiter recours et contestations. Dans la loi dite « pot-pourri I » du 19 octobre 2015 modifiant le droit de la procédure civile et portant des dispositions diverses en matière de justice, cela se traduit par la suppression des nullités absolues, le retardement de l’appel ouvert contre les jugements avant dire droit et l’effet non suspensif du caractère exécutoire en cas d’appel. La même loi a créé une procédure déjudiciarisée des dettes d’argent non contestées entre entreprises devant entrer en vigueur au plus tard le 1er septembre 2017.

Moins de droits pour la défense

Les moyens développés ces dernières années sont de la véritable poudre aux yeux. La loi du 5 février 2016 modifiant le droit pénal et la procédure pénale en est un exemple concret. Les principales modifications comme la quasi-suppression de la cour d’assises, la reconnaissance préalable de la culpabilité, la procédure d’opposition devenue plus contraignante ou encore la plus grande liberté laissée aux autorités dans leur intrusion dans la vie privée, sont censées améliorer le fonctionnement de la justice pénale et permettre d’importantes économies. Or, la principale conséquence de ces nouvelles règles est une attaque en règle au principe des droits de la défense. Ces réformes touchent également la magistrature de plein fouet. Un grand coup de canif est donné au pouvoir d’appréciation du juge, comme si ceux-ci n’étaient plus capables de faire usage de leur savoir et de leur expérience pour bien juger.

Un manque de moyens criant

Les difficultés matérielles rencontrées par de nombreuses juridictions constituent également un frein au bon fonctionnement de la justice. Dans l’arrondissement judiciaire de Bruxelles-Capitale, les difficultés ont été aggravées par la scission de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde décidée et mise en oeuvre lors de la législature précédente. Il a fallu dédoubler les juridictions bruxelloises et créer deux tribunaux de première instance, deux tribunaux de commerce et deux tribunaux du travail. Les nouvelles juridictions francophones ont été confrontées à un manque de magistrats et, surtout, à un manque de personnel dans les greffes.

Ordinateurs obsolètes, locaux insalubres, pénurie totale de matériel de bureau tel que papier et enveloppes, sans même parler du papier toilette… On pourrait en sourire si ce n’était pas aussi grave. Mais, moins anecdotique, le cadre des magistrats et greffiers ressemble à un gruyère géant. Par exemple, au tribunal de première instance francophone de Bruxelles, là où il faudrait 125 personnes pour que le système fonctionne, les employés de la justice sont actuellement 27… À la cour d’appel de Bruxelles, la situation est également très difficile. Le ministre de la Justice s’était engagé à ce qu’au moins 90% du cadre des magistrats soit rempli. On est toujours loin du compte. De plus, certains magistrats vont prendre leur retraite et les mesures nécessaires afin de pourvoir à leur remplacement n’ont pas encore été prises, ce qui rend particulièrement difficile le fonctionnement des chambres pénales.

Le triple saut de Koen Geens

© Stéphanie PareitLe ministre Geens définit son plan comme un « triple saut ». Le premier consiste à assurer la continuité du fonctionnement du système judiciaire tout en poursuivant la réforme. Le second volet est celui de la réforme de législations essentielles comme le Code civil, dont 54% des dispositions datent toujours de 1804, le Code pénal et le Code d’instruction criminelle. Le troisième volet sera une réforme des professions juridiques, avocats, huissiers et notaires. Un des objectifs poursuivis est d’assurer une meilleure formation des jeunes avocats et une formation permanente et adéquate des avocats déjà en fonction, mais également l’informatisation de la pratique judiciaire.

En effet, le ministre a pris l’option de faire appel à cette fin aux professionnels du droit. C’est l’objet du « Protocole de coopération en matière informatique entre le service public fédéral justice et les professions juridiques » signé avec les avocats, huissiers de justice et notaires le 22 juin 2016. Cet accord prévoit la mise sur pied de services essentiels comme l’E-deposit (plateforme pour le dépôt électronique des conclusions), l’E-box (réseau de boîtes aux lettres numérique qui permet notamment des envois de plis judiciaires), l’E-payment (plateforme pour le paiement électronique aux tribunaux). Un tel engagement des avocats montre bien leur volonté d’aller vers une justice plus moderne et plus efficace. Il implique également que les Ordres de barreaux et d’avocats devront consentir à des investissements conséquents. Mais pourquoi un tel effort doit-il être consenti par les barreaux en lieu et place des pouvoirs publics?

Même si les magistrats et les avocats ne se comprennent pas toujours, l’objectif fondamental d’une bonne administration de la justice leur reste commun.

Il est important de rappeler que, même si les magistrats et les avocats ne se comprennent pas toujours, l’objectif fondamental d’une bonne administration de la justice leur reste commun. Pour Manuela Cadelli, présidente de l’Association syndicale des magistrats, « au sein même du pouvoir judiciaire, nous avons instauré depuis plusieurs mois, un dialogue et une concertation entre les associations, mais aussi avec le personnel, les magistrats non affiliés, avec les chefs de corps, les barreaux, et ceci tant dans la partie francophone du pays qu’en Flandre. J’ose parler d’intelligence collective ».

Le rôle des avocats est essentiel dans la recherche et la réalisation de l’amélioration de la justice. Ils sont les passeurs avisés et bienveillants entre le justiciable et le monde de la justice, des guides attentifs dans les méandres d’un système de plus en plus complexe et de moins en moins accessible.

Le Barreau de Bruxelles et son Ordre ignorent ce qui sortira du chantier actuel mais, en tout cas, le mot d’ordre est « vigilance ». Tous deux sont prêts à relever les défis tout en restant à l’écoute des autres acteurs de la justice, des politiques et des justiciables. Ils entendent également être mieux impliqués dans le processus des réformes législatives en cours. Ce qu’ils veulent, c’est servir leurs concitoyens en leur garantissant l’accès à la justice, rendre à la justice ses titres de noblesse et enfin assurer la présence de l’avocat dans le prétoire.