Les doutes, craintes et appréhensions exprimés par les professionnels de la justice ces derniers mois se sont confirmés définitivement. Sous prétexte que le pouvoir judiciaire serait en faillite, le pouvoir exécutif a programmé sa liquidation. Lente, mais inéluctable.
Le ministre Geens ne s’en cache même plus, parlant désormais et sans lapsus de la justice comme d’un service public. Les précédentes réactions des magistrats et avocats l’ont laissé totalement froid. Soyons clairs: il n’en a rien à faire. Une première réfl exion est de dire: la justice est un pilier démocratique. Si son fonctionnement mérite une modernisation – ce qui n’est contesté par personne–, si le budget obéré de l’État nécessite des économies, néanmoins n’y a-t-il pas aussi et surtout à réaffirmer l’importance de l’institution dans la société civile? De rappeler que ce sont les valeurs démocratiques qui ont permis de construire un système judiciaire qui garantit au citoyen ses droits fondamentaux, dont l’égalité de traitement dans les litiges et l’accès aux tribunaux, lui imposant aussi des obligations qui empêchent l’exercice de la vengeance. Et dès lors de refuser tout recul, tout compromis qui viendraient remettre cet équilibre en question. Eh bien non!
Il est pathétique d’évoquer les appels lancés par les plus hauts magistrats qui martelaient, sans écho près des citoyens, ces cruelles évidences. Souvenons-nous du 20 mars 2015: les professionnels de la justice manifestaient dans la salle des pas perdus du palais de justice de Bruxelles. Interrogé par un journaliste, le premier président de la Cour de cassation, Jean de Codt, dit crûment sa crainte de voir le pouvoir judiciaire devenir une simple administration, pieds et poings liés par le gouvernement: « Il y a des choses qu’on ne pourra plus juger. Qui sera victime de ces dossiers qui ne seront plus jugés? » Le but de la manifestation était de s’adresser directement au citoyen. « Les représentants du peuple, qui sont élus, votent des budgets qui ne nous permettent pas de faire face à la demande croissante de justice. Vous voulez quoi? Une justice de qualité? On dirait pourtant que vous ne voulez rien de ce qui permet cette justice de qualité! Alors vous voulez quoi? », s’exclama Jean de Codt. « Pire encore: les mesures préconisées entraîneront des dépenses certaines et incontrôlées. »
Pourquoi toucher à cette fonction, la plus symbolique dans la garantie de l’exercice de la démocratie au sein du pouvoir judiciaire?
« Ce trublion qui dérange le pouvoir exécutif »
Depuis, aucune concertation ni marche arrière. Et toujours le pire qui poursuit son chemin. Ainsi, à titre d’exemple, l’annonce de la disparition des juges d’instruction. Le président Sarkozy avait essayé et s’était cassé la figure, face à la levée de boucliers des démocrates de la République. Pourquoi toucher à cette fonction, la plus symbolique dans la garantie de l’exercice de la démocratie au sein du pouvoir judiciaire? Il est important de rappeler qui est ce trublion qui dérange le pouvoir exécutif. Le juge d’instruction est un magistrat attaché au tribunal de première instance, qui se voit attribuer un mandat spécial par un vote à l’occasion d’une assemblée générale de ses pairs, après avoir reçu une formation spécifique couvrant la procédure pénale et les techniques d’enquête. Sa « saisine », c’est-à-dire le cadre des dossiers dans lesquels il est appelé à enquêter, en fait comme en droit, lui est confiée soit par les effets d’une constitution de partie civile (une plainte écrite déposée entre les mains du magistrat contre une ou plusieurs personnes déterminées ou contre X, par une ou plusieurs personnes qui déclarent être lésées), soit par des réquisitions du parquet, lorsque des devoirs particuliers d’enquêtes qui relèvent de sa seule compétence apparaissent comme nécessaires. Il en va ainsi des perquisitions, des ordonnances en matière d’analyse d’appels téléphoniques, des mises sous écoutes téléphoniques, du mandat d’arrêt… Outre les pouvoirs particuliers que lui attribue la loi, ce qui le distingue des magistrats du parquet est sa totale indépendance. Le corps du parquet est quant à lui doublement hiérarchisé: les substituts dépendent du procureur du roi et du procureur général, en terme notamment d’affectation de compétence, tandis que le Collège des procureurs généraux décidant de la politique criminelle se réunit en présence d’un représentant du ministre de la Justice. Ce dernier dispose d’un pouvoir d’injonction positive à l’égard du parquet, c’est-à-dire la possibilité d’imposer au pouvoir judiciaire de diligenter des poursuites pénales. C’est l’indépendance du juge d’instruction, plus que l’importance de ses pouvoirs qui fait que la fonction impressionne. Balzac écrivait déjà: « Aucune puissance ni le roi, ni le garde des Sceaux, ni le Premier ministre ne peuvent empiéter sur le pouvoir d’un juge d’instruction. Rien ne l’arrête, rien ne lui commande. C’est un souverain soumis uniquement à sa conscience et à la loi… La société déjà bien ébranlée par l’inintelligence et par la faiblesse du jury serait menacée de ruine si on brisait cette colonne qui soutient notre droit criminel. » (1)
Un recul démocratique
Sur le plan des principes, c’est la fin de la justice.
Supprimer le juge d’instruction, c’est confier l’exercice de sa fonction au parquet, corps hiérarchisé et soumis à l’exécutif. Telle est l’intention du ministre, outre la suppression des constitutions de partie civile, ce qui ôte au citoyen toute possibilité d’imposer l’enquête sur des faits dont il aurait été victime. L’opportunité de poursuivre ou de ne pas poursuivre la direction de l’enquête par une hiérarchie elle-même inféodée, la communication à la presse… Qu’en sera-t-il des dossiers sensibles? Sur le plan des principes, c’est la fi n de la justice! Mais indépendamment de ce recul démocratique, une telle perspective est impraticable. Le parquet est aujourd’hui en sous-effectif et son cadre, même s’il était rempli, ne pourrait pas faire face à un afflux de tels pouvoirs. Aujourd’hui, rien qu’à Bruxelles, 20.000 dossiers sont classés sans suite faute de moyens. Il faudrait recruter des dizaines de substituts s’ajoutant au cadre actuel, sachant qu’une nomination prend au moins 18 mois. Alors, que le ministre ne nous parle pas d’économies: son projet va faire exploser son maigre budget. Et ce n’est qu’un exemple. Osons clamer que l’intention de l’exécutif n’est pas une modernisation de la justice, ni de faire des économies: son intention, c’est la prise de contrôle de l’État, pure et simple, après l’asservissement du pouvoir législatif. Et de mettre le manteau de la démocratie au vestiaire. Et si d’aventure il venait à l’idée d’une autre gouvernance de le décrocher pour s’en revêtir à nouveau, elle constatera qu’on l’a coupé en deux, lui a arraché les manches et fait les poches. Sic transit gloria mundi (2)!
(1) Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, 1847.
(2) Ainsi passe la gloire du monde.