Espace de libertés – Janvier 2017

La jeunesse palestinienne étouffée


International
La jeunesse palestinienne née au moment des accords d’Oslo a moins de 25 ans aujourd’hui. Une jeunesse sans présent ni futur qui représente 65 % de la population et aspire désespérément au changement. Car entre l’occupation israélienne, l’Autorité palestinienne et le Hamas, elle suffoque.

Khaled (1) grille une cigarette après l’autre, mécaniquement, en aspirant goulûment. Entre deux bouffées, il sirote un café brûlant. À l’abri des oreilles de ses collègues, dans son petit bureau de fonctionnaire, ce jeune homme de 24 ans se confie à cœur ouvert. Un cœur plein d’amertume et de désespoir. Il y a quelques jours, la police de l’Autorité palestinienne est venue le questionner et le mettre en garde. Son crime: avoir posté sur Facebook ses états d’âme. « Oh mon pays, mon rêve est de te quitter… » Les policiers l’interrogent: « Qu’est-ce que tu veux dire? Quel est ton but? T’as intérêt à te calmer… »

Une énergie inutile

Khaled est psychologue mais n’a jamais exercé en tant que tel. Il végète dans un service communal sans intérêt et sans avenir. Avenir, un mot incongru, presque extraterrestre pour la jeunesse palestinienne. « Beaucoup de jeunes de moins de 40 ans meurent soudainement », lâche Khaled, perdu dans ses pensées. Il hausse les épaules, « trop de stress, aucun futur ». Il s’arrête à parler quand un employé entre avec un autre plateau chargé de petites tasses remplies de café ou de thé bien chauds.

C’est le moment que choisit Hassan pour arriver. Ce jeune ingénieur de 23 ans partage les désillusions de son ami Khaled. « Il y a un tel potentiel humain, ici », affirme-t-il tout en allumant une cigarette. « Les universités sont pleines, on a tellement d’énergie en nous mais personne ne nous fait confiance. » Titulaire d’un diplôme d’ingénieur et d’un master complémentaire, Hassan reconnaît avoir été embauché à la commune car son père y travaille, et non pour ses compétences. Diplômés mais ne faisant pas partie d’un clan influent, donc sans piston, Khaled et Hassan n’ont aucune chance de trouver en Palestine un travail qui corresponde à leurs qualifications.

Interdits à tous les étages

Les deux amis vivent dans une ville rurale du nord de la Cisjordanie, à une heure de route de Ramallah, le centre politique et économique. Mais cette grosse bourgade semble être à des années-lumière de Ramallah, tant la mentalité y est restée figée comme dans du marbre. Il y a dix ans, le Hamas a gagné les premières élections municipales et, même si depuis le Fatah a repris les choses en main, rien ne change pour autant. Les religieux gardent main-mise sur les esprits. Pas question ici de s’amuser, de se fréquenter entre garçons et filles, de flirter, boire de l’alcool, fumer des joints, écouter de la musique, aller au cinéma et encore moins avoir une sexualité libre.

Les religieux gardent main-mise sur les esprits.

En tant que psychologue, Khaled a appris que les interdits sont nécessaires et que la transgression fait partie d’un apprentissage adulte. « Je ne veux plus être musulman », confie soudain le jeune homme. « D’ailleurs, je ne crois plus en rien, en aucun Dieu. » Son ami Hassan ouvre grands les yeux de stupéfaction. Il sourit doucement, gêné. Même entre amis partageant les mêmes convictions et aspirant aux mêmes rêves d’émancipation, la non-croyance en Dieu reste taboue. « J’ai changé d’avis en lisant le Coran, se justifie Khaled. Pourquoi doit-on accepter ce qu’on nous dit sans en comprendre la raison? » Lui se réfugie sur YouTube en visionnant les vidéos qui parlent de l’univers. « Avant, on avait besoin d’un messager, aujourd’hui, nous avons la science. »

Obéir, prier, se marier

En Palestine comme ailleurs, les matches de foot à la télé constituent une distraction bienvenue.La voix du muezzin s’élève pour la 4e fois de la journée. La lumière décline doucement dans une parure jaune. Khaled retrouve sa meilleure amie au club culturel, un club mixte où filles et garçons partagent des discussions, des activités et des formations à la démocratie. Les yeux entourés d’un épais trait d’eyeliner, jeans moulant, hidjab fuchsia, baskets, vernis à ongles et rouge à lèvres assortis, Loubna a le pétillement de ses 21 ans. Elle a la chance d’avoir des parents impénétrables aux pressions de la famille et de la communauté. Parents tous deux ingénieurs et mère féministe. Pour elle, le salut existe, mais loin d’ici. « J’ai ressenti très jeune que le fait d’être une fille était pénalisant, je ne pouvais pas jouer dans la rue, faire du vélo, jouer au football, tout simplement parce que j’étais une fille. Mes tantes me traitaient de garçon manqué. »

Le rêve de Loubna est de partir en Allemagne pour y poursuivre ses études de commerce et y trouver du boulot. Elle se sent si mal dans cette société palestinienne fi gée et machiste. Le sujet tabou, c’est le harcèlement. « Si tu es une femme forte, si tu veux travailler, être indépendante, on te considère comme une pute! »

Au travail, le chef de service se permet des attouchements et des propositions sexuelles peu nuancées. « Peu de jeunes filles osent se rebeller ouvertement, admet Loubna, et la seule carrière possible, c’est le mariage! » Loubna, ce qu’elle veut, c’est enlever son hidjab, boire si elle veut, et aimer qui elle veut.

Lors d’un voyage en Norvège avec de jeunes militants pour la paix, son ami Khaled l’a encouragée à enlever son voile. Elle n’a pas osé, même pas pour essayer, ressentir le vent dans ses cheveux, goûter à la transgression, « car le jour où je l’enlèverai, ce sera sans retour en arrière possible ». Même à Ramallah, où les jeunes se réfugient parfois quelques heures pour se retrouver dans un café branché autour d’un verre et d’une chicha, Loubna n’oserait pas retirer son hidjab. « Il y aurait toujours quelqu’un pour te voir, le raconter à tes parents et surtout te tailler une mauvaise réputation. » Et une mauvaise réputation peut être mortelle. Une femme ne peut être que vertueuse ou morte.

La double occupation, militaire et mentale

Le cloisonnement des mentalités est renforcé par l’occupation territoriale israélienne.

Le cloisonnement des mentalités est renforcé par l’occupation territoriale israélienne. La difficulté de se déplacer, de se rencontrer, d’échanger face à face se heurte irrémédiablement aux check points de l’armée israélienne, dont la fréquence, la mobilité et l’arbitraire varient sans cesse. Les soldats israéliens peuvent aussi débarquer à tout moment au domicile d’un Palestinien et l’arrêter sans motif. Khaled a déjà reçu plusieurs fois ce genre de visite. « Chez moi, je n’ai plus que mon lit et quelques vêtements. Quatre fois, ils sont venus chez moi, ont tout détruit et puis exigé 60.000 shekels (15.000 euros) d’amende! » Khaled rêve de partir à Paris rejoindre un ami, mais il est très difficile d’obtenir un visa, surtout sans bourse d’études. Il arrive aussi que l’étudiant qui tente de passer la frontière pour poursuivre un cursus à l’étranger se fasse arrêter par les gardes-frontières israéliens, sans raison. Khaled, dont les parents sont morts, est coincé entre quatre frères, deux militants au Fatah, deux autres au Hamas, et quatre soeurs qui le houspillent pour qu’il se marie et fasse des enfants. « Hors politique et hors mariage, point de salut! » La nuit est tombée. Au fond de lui, Khaled le sait, son départ sera sans retour possible sur sa terre natale.

Partir, c’est à la fois vivre et mourir

Les cloches se mettent à sonner, puis c’est le muezzin qui entonne son appel à la prière. On n’est plus en Cisjordanie mais à Jérusalem-Est, la partie palestinienne annexée par l’État hébreu en 1967. Raed a 25 ans, un diplôme d’ingénieur industriel obtenu aux États-Unis et un talent certain pour le dessin. Son horizon pour le moment se limite à l’entreprise de commerce de son père, où il donne un coup de main. Il désespère de trouver un emploi à la mesure de ses compétences, bien réelles. Certes, Raed pourrait postuler dans une entreprise israélienne, mais, à supposer qu’il soit engagé, comment accepter d’offrir ses talents à l’occupant? Les Palestiniens de Jérusalem ont le statut de « résident », ils ne sont ni Israéliens, ni Palestiniens de Cisjordanie. Pourquoi Raed n’est-il pas resté aux États-Unis après l’université où il aurait très certainement décroché un emploi? « Mais si je quitte Jérusalem, les autorités israéliennes me retireront mon statut de résident, et je serai rayé des registres, je ne pourrai plus jamais revenir chez moi! »

Certains prédisent une troisième intifada, celle de cette jeunesse majoritaire, éduquée, désabusée, frustrée et terriblement lucide.

 


(1) Tous les prénoms ont été changés.