Espace de libertés – Janvier 2017

Pour une philosophie du sport


Libres ensemble
La question des liens éventuels entre sport et laïcité est souvent posée. Les réponses sont, toutefois, nettement plus rares. Y aurait-il un tabou chez les laïques à propos de la santé du corps? Ce n’est pourtant pas faute de revendiquer, par exemple, la liberté pour tou.te.s de disposer du sien…

Soyons clairs d’emblée: la laïcité organisée ne s’est jamais intéressée à l’univers sportif. On compte, parmi les militants, une bonne proportion d’intellectuels pour qui le sport, en dehors de celui qu’ils pratiquent eux-mêmes, n’est qu’une forme de divertissement juste bon à assurer le minimum de corpore sano dans leur mens sana. Raillé pour sa propension à provoquer chez ses spectateurs ou ses pratiquants des comportements qu’ils jugent indignes, le sport populaire offre pourtant au plus grand nombre l’occasion de rencontrer des valeurs de respect, de solidarité et de partage. Des valeurs au coeur des principes qui animent la laïcité et qui ont pour effet de gommer les inégalités sociales, les communautarismes, les replis identitaires, l’inégalité des chances en termes d’éducation…

Sport et laïcité: des valeurs universelles

Chaque jour, sur la terre entière, des millions de gosses ou d’ados découvrent ces valeurs dans l’anonymat des terrains de sport de toute nature, au contact de moniteurs souvent bénévoles. C’est parfois le seul encadrement que ces jeunes connaissent. Quant à l’indispensable respect des règles du jeu, il s’agit souvent de la première expérience d’une soumission librement consentie à une loi collective. C’est déjà énorme. Quelles que soient les motivations obscures sous-jacentes – la gloire, l’argent, le rang, la séduction, la domination… – le sport nourrit des rêves mais pousse à l’effort.

Rappelons-nous qu’il fut un temps où la pratique sportive était réservée aux élites. Elles seules avaient le temps de s’entraîner et les moyens de participer à des épreuves officielles. Exceller dans le sport apportait un surcroît de prestige à des jeunes gens par ailleurs bien éduqués et brillants élèves de grands collèges et universités. Souvenons-nous du film Les Chariots de feu ou du livre Les Olympiques de Montherlant, dans lequel l’écrivain magnifie l’athlète philosophe, personnifie en lui l’être complet et accompli. L’avènement des congés payés et d’une société de loisirs a démocratisé beaucoup de disciplines sportives; de nombreux jeunes nés défavorisés ont trouvé dans sa pratique une vie associative doublée, parfois, d’un ascenseur social inespéré.

Le sport est à l’image de l’homme: un fort potentiel d’élévation pour qui parvient à se libérer des forces obscures et des instincts vulgaires.

On peut trouver au sport tous les vices et toutes les vertus. Creuset de fraternité et de saine émulation, il peut aussi cristalliser les haines. On peut stigmatiser le dopage, la violence, l’hébétude du fanatisme, le trucage, la tricherie, la corruption, l’exacerbation du nationalisme, le panem et circenses. En réalité, le sport est à l’image de l’homme: un fort potentiel d’élévation pour qui parvient à se libérer des forces obscures et des instincts vulgaires. Car il offre à celles et ceux qui le pratiquent un formidable terrain de dépassement de soi, une école de volonté, de persévérance et de triomphe sur la souffrance. Où l’on ne peut compter que sur soi-même.

Les vrais héros du sport

En termes de popularité, aucun sport ne rivalise avec le football. La fascination de tous les peuples de la terre pour le ballon rond constitue un phénomène sociologique unique au monde et dans l’Histoire, qui véhicule une notion d’universalité. À n’importe quel point du globe, rassemblez quelques personnes et lancez un ballon: le jeu prendra forme automatiquement, selon les lois immuables que chacun connaît. Un véritable langage universel. La logique du jeu, la simplicité de ses règles, l’infinité de figures qu’il permet ont fait du football le sport-roi, le plus admiré, le plus pratiqué, le plus médiatisé. Il attire tant les femmes que les hommes, suscite des passions, suggère des identités, crée des modèles. Il inspire les artistes, dont beaucoup d’écrivains; admiratifs comme Maurois: « Une belle partie, c’est de l’intelligence en mouvement », caustiques comme Sartre: « Au football, tout est compliqué par la présence de l’équipe adverse » ou lyriques comme Montherlant: « Ô majesté légère, comme s’il courait dans l’ombre d’un dieu! »

Tant de lyrisme suggère l’héroïsme, la chanson de geste. Mais en réalité, les vrais héros du sport sont ailleurs. Ils sont ces milliers de bénévoles qui consacrent leurs loisirs à encadrer des jeunes afin de leur offrir la chance d’une meilleure santé, l’approche d’une camaraderie forgée dans l’effort partagé, le respect de l’autre et la solidarité dans le surpassement. Dans les rues, sur les terrains vagues des cités, dans les clubs de quartier, dans les cours des HLM, des milliers d’anonymes – et même d’anciennes gloires – consacrent leur temps à encadrer la pratique d’un sport par des gamines et gamins sinon livrés à eux-mêmes, des sinistrés de l’exemple parental, exclus du système de recrutement des grands clubs.

Dieux hors-jeu

Curieusement, sur ces terrains-là, comme sur ceux du sport amateur qui s’exerce loin des médias, on ne voit jamais les participants se livrer à des démonstrations soi-disant religieuses, comme se signer trois fois en montant sur le terrain, se prosterner sur le sol ou, et c’est le pompon, remercier le ciel avant même ses partenaires après un but – et toutes sortes de simagrées prosélytes. Ces manifestations ont quelque chose de méprisant pour les autres, à commencer par ses équipiers et ses adversaires. Elles glorifient l’individualisme au détriment de l’équipe. Comme si Dieu, en admettant qu’il existe, se préoccupait de savoir que c’est Duchmol qui a mérité de marquer contre Dugenou, sûrement moins dévot, ou que l’équipe Truc devait nécessairement battre l’équipe Machin, ordre du Très-Haut. Mais dans ce cas, pourquoi encore jouer? Il suffirait de prier et de demander à un prêtre de désigner le vainqueur par la plus grande sincérité de sa ferveur. Mais alors, que peuvent encore faire les non-croyants?

Telle devrait rester la place de la religion dans le sport: dans le cœur des compétiteurs, comme une motivation supplémentaire peutêtre, mais jamais comme un étendard.

Les instances dirigeantes du sport-spectacle se plaisent à déclarer, urbi et orbi, qu’elles n’acceptent pas de manifestations politiques sur les terrains. Pourquoi tolérer alors des manifestations religieuses, qui plus est aussi peu spontanées? Pourquoi les cadreurs de la télé ne manquent-ils pas un seul gros plan sur ces simagrées d’une bigoterie de façade? Lors des Jeux de 1924, le protestant presbytérien Éric Lidell, grand favori du 100 mètres, renonce à concourir parce que la finale se déroule un dimanche, ce que la religion lui interdit. C’est un dilemme intérieur, intime, dans sa relation entre sa conscience et sa foi. Il ne prend pas le public à témoin et n’en fait nulle démonstration. Telle devrait rester la place de la religion dans le sport: dans le cœur des compétiteurs, comme une motivation supplémentaire peut-être, mais jamais comme un étendard laissant croire qu’une puissance divine a dirigé qui son pied, qui sa main, qui sa force, qui sa détente vers la victoire.

Éloge du fair-play

© Panathlon Wallonie-BruxellesAu grand banquet de l’humanité, dont celui du sport est le refl et, j’aimerais que tous les convives s’attablent en égaux et partagent un idéal commun. Si la laïcité dite « organisée » s’est toujours tenue à l’écart du sport, c’est aussi pour ne pas encourager outre mesure l’esprit de compétition qui survalorise le vainqueur au détriment du perdant. Or, sans concurrents prêts à perdre, pas de vainqueur possible!

Si la laïcité devait n’encourager qu’une valeur dans le sport, ce serait bien celle du jeu franc et correct: le fair-play, qui fait fi du résultat mais privilégie l’aspect humain du sport. Une notion à préserver, à choyer, à entretenir afi n que le sport, dans un monde déjà tellement divisé où l’on cultive les antagonismes et la performance comme autant de chardons et d’orties, soit le terrain où la rencontre est un jeu, une découverte de l’autre pour construire ensemble un monde dans lequel la compétition est un chemin vers le progrès de l’humanité.