Justice et État de droit vont de pair, comme le soulignait Jean De Codt, premier président de la Cour de cassation, en déchirant une feuille de papier en deux: quand on déchire la justice, le recto, on détruit aussi l’État de droit, le verso. Dans toute société réellement démocratique, les citoyens doivent pouvoir se défendre et faire valoir leurs droits. Le droit positif le confirme: l’accès à la justice est un droit fondamental de la personne humaine. (2)
Le système de l’aide juridique en Belgique a été mis en place pour mettre ce droit en oeuvre et permettre à chacun de se défendre effectivement en justice. L’aide juridique peut être de première et de deuxième ligne. L’aide juridique de première ligne est exercée lors des permanences organisées par le Bureau d’aide juridique (BAJ), la Commission d’aide juridique (CAJ) et par des organisations d’aide juridique (comme le Service droit des jeunes, l’Atelier des droits sociaux…). Cette aide est gratuite et de la compétence des Communautés. L’aide juridique de deuxième ligne, quant à elle, est exercée par un avocat qui accepte de travailler dans le cadre du « pro deo » et qui est donc désigné à cette fin par le BAJ (3).
Réformer ou restreindre l’accès?
La réforme entrée en vigueur le 1er septembre 2016 est motivée par une volonté d’enrayer le soi-disant phénomène de surconsommation de la justice. Sans enquête sérieuse à l’appui, le ministre de la Justice affirme que les justiciables abusent du système en demandant l’assistance d’un avocat pour un oui ou pour un non. Mais la réalité n’est pas si simple. Diverses raisons peuvent expliquer cette inflation de demandes de justice: à commencer par l’austérité qui entraîne l’augmentation du nombre de personnes précarisées. D’autre part, une véritable « chasse aux dépenses » pousse notamment les CPAS à exclure des personnes du système. Mais ce n’est pas tout: les modalités de regroupement familial ou d’acquisition de la nationalité sont de plus en plus sévères. La fameuse « loi Salduz » entrée en vigueur en 2011 implique la présence d’un avocat dès le premier interrogatoire. Trop souvent non ou mal fondées, les procédures de recouvrement des fournisseurs d’énergie obligent les personnes visées à se défendre. Enfin, des « carrousels », organisés par l’administration elle-même qui prend des décisions non fondées et mal motivées, entraînent de nombreux recours (4).
La plateforme Justice pour tous, dont la Ligue des droits de l’homme fait partie, estime quant à elle que la réforme a essentiellement pour effet, sinon pour but, de restreindre l’accès à l’aide juridique. D’abord, un ticket modérateur oblige le justiciable à payer jusqu’à 50 euros pour toute procédure (20 euros pour l’avocat et 30 euros par procédure). Ensuite, l’avocat doit vérifier que la personne est bien en situation d’indigence. Ainsi, celui qui est assisté par un CPAS n’a désormais plus droit d’office à l’aide juridique de deuxième ligne. L’avocat devra mener une mini-enquête sociale et vérifier que le justiciable n’a pas de « moyens d’existence » (5) suffisants. Enfin, la rémunération des avocats est rendue plus incertaine. En fait, chaque procédure vaut un certain nombre de points dont la valeur est fixée annuellement en fonction du nombre de procédures qui ont eu lieu pendant l’année écoulée. C’est là que le bât blesse: le nombre de procédures augmente chaque année alors que l’enveloppe budgétaire est toujours la même.
Quelles solutions pour une véritable justice pour tous?
Pour la plateforme Justice pour tous, d’autres solutions existent. D’abord, investir dans l’aide juridique de première ligne afin que le justiciable puisse mieux évaluer sa situation et donc réduire le nombre de recours. Ensuite, offrir une rémunération juste et correcte aux avocats pour qu’ils n’abandonnent pas ce travail essentiel. Enfin, abandonner les pratiques administratives abusives, voire illégales, qui débouchent sur la nécessité d’introduire des recours qui auraient pu être évités (6). Ajoutons aussi la nécessité de la promotion des méthodes alternatives de résolution des conflits comme la médiation (7). Il est donc possible de
remettre l’aide juridique à flot et permettre à chacun d’être défendu dans le respect de son droit fondamental d’accéder à la justice. Si « gouverner, c’est maintenir les balances de la justice égales pour tous » (8), alors il est grand temps que les politiques reprennent à bras le corps le problème de l’aide juridique. Un triple recours contre les arrêtés d’exécution de la loi a été introduit devant le Conseil d’État par sept associations; nous espérons des arrêts qui constateraient les manquements de cette réforme et permettraient d’aller vers un changement effectif en la matière. La justice pour tous est une urgence. Comme le disait Michel Audiard: « La justice, c’est comme la Sainte Vierge, si on la voit pas de temps en temps, le doute s’installe. »
(1) « La justice est le droit du plus faible », Joseph Joubert, 1850.
(2) Art. 23 de la Constitution belge, art. 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et art. 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
(3) Pascal de Gendt, « La réforme de l’aide juridique: vers une justice à deux vitesses? », Analyses et études – Droits de l’homme, avril 2016, pp. 3-4, mis en ligne sur www.sireas.be.
(4) Ibid., p. 5.
(5) Termes utilisés notamment dans l’arrêté royal modifiant l’arrêté royal du 18 décembre 2003 déterminant les conditions de la gratuité totale ou partielle du bénéfice de l’aide juridique de deuxième ligne et de l’assistance judiciaire, M.B., 3 août 2016.
(6) Plateforme Justice pour tous, lettre ouverte à Elio Di Rupo, dans La Chronique de la Ligue des droits de l’homme, n°158 septembre-octobre 2013, mise en ligne sur www.liguedh.be.
(7) Pascal De Gendt, op.cit., p. 9.
(8) Franklin Roosevelt, « Combats pour demain ».