Comment ne pas se réjouir de l’évolution de notre société vers le pluralisme? Comment ne pas apprécier la palette de plus en plus large des moyens que se donne la justice pour faire respecter le droit et ses règles les plus fondamentales? Et pourtant, ces facteurs constituent peut-être l’une des causes du surinvestissement de la justice et donc de la crise qu’elle traverse.
Fort heureusement, la société occidentale d’aujourd’hui n’est plus celle, monolithique, d’une idéologie dominante fondée sur la prééminence d’une classe sociale et des valeurs qui l’accompagnent. Notre société accueille le pluralisme.
Par ailleurs, après 1789, le juge a perdu, à la suite des abus des juridictions de l’Ancien Régime, sa position privilégiée. Compte tenu du primat dorénavant proclamé de la souveraineté populaire, cristallisée dans la loi, émanation des assemblées législatives, le juge était devenu prétendument, selon la formule de Montesquieu, la “bouche de la loi”, censé se limiter à appliquer presque mécaniquement aux cas particuliers les solutions générales puisées dans la loi.
Ces conceptions, qui n’ont d’ailleurs jamais valu de manière absolue, sont aujourd’hui largement chamboulées. Les lois actuelles sont en effet le fruit de compromis entre les intérêts divergents qui animent notre société. Par exemple, le droit du travail constitue un corps touffu de règles dont la haute technicité est souvent le gage de la prise en compte des souhaits opposés des strates du corps social. De même, la sacro-sainte règle du consentement comme condition de validité des contrats civils s’estompe devant la nécessité d’assurer, par la loi, la protection de la partie faible (le locataire, le consommateur, l’épargnant, etc.).
Les lois actuelles sont en effet le fruit de compromis entre les intérêts divergents qui animent notre société.
De plus, cette complexité s’accompagne de modifications fréquentes, dues non seulement à la nécessité d’améliorer les textes mais aussi à la prise en compte de nouveaux intérêts ou encore du rehaussement de certains d’entre eux au détriment d’autres. Tout cela rend les lois peu lisibles et multiplie d’autant les problèmes d’interprétation, et donc le recours au juge. Les évolutions technoscientifiques appellent les mêmes évolutions et les mêmes conséquences, comme le montrent, par exemple, les législations en matière de télécommunications.
La sacro-sainte hiérarchie des normes
Le rôle du juge a également subi d’énormes mutations. Plus une règle est élevée dans la hiérarchie des normes, plus elle est conçue et rédigée en des termes généraux. Cela ne suscitait pas trop de difficultés lorsque le juge se limitait à l’application de la loi. Mais, depuis les horreurs des régimes fascistes et communistes, les démocraties ont doté les juridictions d’outils nouveaux: elles se sont vues reconnaître la capacité de contrôler les lois avec comme référence les constitutions et les conventions internationales, en ce compris celles qui proclament les droits de l’homme.
À l’instar de la Cour suprême des États-Unis dans son arrêt Marbury c. Madison de 1803 en vertu duquel les juges sont chargés de faire respecter la Constitution même à l’encontre des lois, les juges européens n’ont pas attendu que ces pouvoirs leur soient formellement octroyés. Ainsi, en Belgique, depuis les années 1960, la Cour de cassation admet le pouvoir d’appliquer les principes généraux du droit, qu’un haut magistrat a définis comme étant “tout ce que le législateur n’a pas
dit et que la doctrine et la jurisprudence ont constaté, en se basant sur une volonté dégagée, non seulement de l’interprétation rigoureuse d’un texte législatif, mais de l’esprit général d’une législation” (1); c’est le cas par exemple des principes de bonne administration ou de celui de la non-rétroactivité des lois.
En 1971, par son arrêt Le Ski, la Cour de cassation s’attribuait à elle-même, ainsi qu’à l’ensemble des autres juridictions, le pouvoir d’écarter les lois contraires aux dispositions directement applicables des traités internationaux. Le Conseil d’État est sur la même longueur d’onde.
Face à ces évolutions, chacun “tente sa chance” pour suggérer au juge une interprétation (en sa faveur) de règles supérieures.
Dès 1950, la Cour européenne des droits de l’homme était investie du pouvoir de condamner les États sur demande de particuliers victimes de la Convention éponyme en raison de la violation de celle-ci. Tous les juges belges sont également investis du pouvoir d’écarter l’application d’une loi contraire à cette Convention.
Créée en 1980 dans la foulée de la transformation de la Belgique en un État fédéral, la Cour constitutionnelle, dénommée à l’époque “Cour d’arbitrage”, est aujourd’hui habilitée à contrôler la conformité des lois aux droits et libertés consacrés par la Constitution.
Une balance des droits de plus en plus complexe
Progressivement, les juges se sont installés dans un pouvoir considérable qui leur permet d’appliquer, après les avoir interprétés, des concepts extrêmement vagues, comme ceux d’égalité, de vie privée, de liberté d’expression, etc. Se trouvent surtout en jeu ici les limites de ces libertés par rapport aux impératifs liés à d’autres concepts tout aussi généraux comme l’ordre public, la santé publique, etc. Sans oublier la nécessité de concilier les droits en conflits.
Comment trancher le conflit entre liberté d’expression et dignité humaine, à laquelle se rattache la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et le négationnisme? De même, la liberté d’association et donc la liberté syndicale, sont-elles compatibles avec des fonctions dans l’armée et la police et, si oui, selon quelles modalités? La liberté religieuse ne fait-elle pas obstacle à l’interdiction du port de signes convictionnels à l’école publique, fondée pourtant sur la neutralité scolaire, elle-même garante du droit à l’enseignement? Le droit à la vie privée et le droit à l’autodétermination qui s’y rattache imposent-ils aux officiers de l’état civil de modifier dans les registres la mention du sexe des personnes changeant de genre? Voici quelques questions qui, parmi des centaines d’autres, sont soumises aux juges.
Alors, face à ces évolutions, chacun “tente sa chance” pour suggérer au juge une interprétation (en sa faveur) de règles supérieures, éminemment larges et donc floues, afin d’écarter les règles légales ou réglementaires qui lui seraient défavorables. Et ce n’est pas la multiplication des ordres juridictionnels qui l’en découragerait puisque, parfois sur les mêmes questions, des instances différentes peuvent proposer des lectures différentes de ces mêmes principes supérieurs. C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme (Conseil de l’Europe) et le Comité des droits de l’homme (ONU) divergent sur le port de signes convictionnels à l’école. La première privilégie plutôt la laïcité dans les États qui, comme la France, reposent sur ce principe, et le second met en avant la liberté de religion.
Alors, où allons-nous?
On ne peut évidemment que se louer des progrès du pluralisme dans notre société et du pouvoir conféré aux juges de faire prévaloir les grands principes, à commencer par ceux touchant aux droits de l’homme. Mais il faut bien voir – et tel est le paradoxe actuel – que tout cela encourage la “consommation judiciaire”. Il ne s’agit certainement pas du seul facteur d’explication de la crise actuelle de la justice mais il y participe.
Sans doute faudrait-il davantage exploiter la médiation et d’autres modes alternatifs de règlement des conflits. Par exemple, la notion d’ “intérêt supérieur de l’enfant”, qui domine aujourd’hui le droit et le contentieux familial, ne fait plus du tribunal l’acteur de la simple application de la loi mais plutôt un administrateur appréciant souverainement la prise en compte de cette notion mouvante pour les cas particuliers.
Plus fondamentalement, il faut constater que les grands débats de société se déroulent dans les confins du prétoire, suscitant un délibéré en principe secret avant la révélation par le juge de la solution qu’il offre. Ne faut-il pas revivifier le débat démocratique, public, au sein des assemblées élues ou ailleurs, mais sans privilégier la voie exclusivement judiciaire?
(1) Jacques Dembour et André Buttgenbach, “Nature du lien juridique unissant les administrations publiques et leurs agents”, R.J.D.A., 1958, pp. 8 et s., cité par l’avocat général P. Mahaux, conclusion précédant l’arrêt du 29 avril 1960 de la Cour de cassation (Pas., I, pp. 1003 et 1004).