En suivant moins les faits que les traces de Pablo Neruda dans l’imaginaire chilien, le réalisateur Pablo Larraín signe un grand poème visuel. Saisissant et réussi de bout en bout!
« Je ne pense pas avoir tourné un film sur Neruda, mais plutôt un film “nerudien” », explique d’emblée le cinéaste chilien Pablo Larraín, géniteur du longmétrage consacré à l’un des plus illustres de ses compatriotes. « Il se déroule dans les années où le parti communiste était interdit au Chili et ses militants étaient emprisonnés. Mais Pablo Neruda a réussi à s’enfuir. Le film raconte sa traque par un policier du régime. Il y a de la comédie noire, qui se mélange à la poésie, à la littérature et au polar. »
Petit retour en arrière
À la fin des années 1940, le fameux poète communiste chilien Pablo Neruda est déclaré « traître » au régime populiste en place. Il doit fuir… L’épisode historique, du moins le début de sa cavale, entre 1947 et 1949, inspire donc à Pablo Larraín un grand poème visuel, tissé de scènes courtes, insolites, caustiques et rêveuses. Le poète se déguise et déclame des vers dans une soirée mondaine. Et se moque d’un adversaire politique dans une pissotière… C’est le comédien chilien Luis Gnecco, impérial et malicieux, qui habite ce rôle écrasant, avec une légèreté, une rondeur et un charisme étonnants.
Le jeu du chat et de la souris
Dans cet « antibiopic » éblouissant, le cinéaste détricote tout, et d’abord la figure du grand homme. Il s’agit moins de montrer les faits que l’effet: l’imaginaire de Neruda, son impact sur tout un peuple, sa puissance créative. À la poursuite de l’artiste se lance un drôle de flic. Raide comme la mort, d’une sinistre drôlerie, Gael García Bernal habite son personnage, le rendant à la fois pathétique et inquiétant, un personnage en lignes claires, presque un méchant de bande dessinée. Partout, ce poignant Dupont sud-américain arrive trop tard, échoue dans sa tentative d’enfermer, de définir, de simplifier. Partout, Neruda laisse son sillage de magie et de fascination, et aussi un livre, quelques miettes de mots pour narguer son poursuivant.
De Santiago 73, Post Mortem à El Club, en passant par No, on connaissait la noire dérision de Pablo Larraín et son goût pour les tranches d’humanité découpée au scalpel. S’il a gardé, ici, toute son ironie, s’il s’amuse par moments à déguiser son film en polar à l’ancienne, il se laisse aussi emporter comme jamais, enivré par le souffle épique du sujet. Là où la plupart de ses autres récits se tapissaient dans le froid et la pénombre, celui-ci est inondé de lumière rousse, et vibre d’une chaleur romanesque.
Un air de répétition générale
Sur ce tableau fantasque et libre d’une époque où les poètes étaient plus grands que la vie, où ils promettaient, avec une confiance effrontée, des lendemains fraternels, plane aussi l’ombre de la dictature. La traque de Neruda ressemble en fait à la répétition générale du drame politique à venir. Que Pablo Larraín n’a cessé de scruter dans toute son oeuvre. Quelque part, un certain Pinochet, qu’on aperçoit à la tête d’un camp de prisonniers, attend son heure. Celle de tuer la poésie. Et, des décennies plus tard, Larraín se montre toujours aussi désabusé quant aux capacités de résilience de son pays. « Au Chili, on n’accède jamais à la justice. C’est le problème. Les coupables des violations des droits humains, torture, viols, meurtres… courent toujours les rues. Nous n’avons pas fait notre travail de mémoire, comme d’autres anciennes dictatures y ont réussi. Il n’y a donc pas de paix organique possible. C’est une blessure ouverte. En littérature aussi: les romans et les poèmes en parlent beaucoup. Sans cesse, nous nous interrogeons mais nous n’avons pas de réponse, pas d’apaisement, pas de résolution de la situation. Donc cela reste une plaie vive pour les artistes. Ce n’est pas de l’histoire, c’est encore du présent. C’est aussi cela que mon fi lm voudrait exorciser. Mais, si je connais l’étendue du pouvoir du cinéma, je connais aussi ses limites. On verra bien si j’arrive à faire bouger les lignes, ne fût-ce qu’un tout petit peu! »