On ne naît pas artiste, on le devient. Dans l’ouvrage récemment paru « De l’enseignement à la carrière, trajectoires des femmes artistes en Belgique au XXe siècle », Ève Delplanque explore les parcours inspirants et contrariés de celles qui voulurent faire oeuvre avant toute chose.
La conscience féministe arrive rarement par la théorie, plus souvent par une observation étonnée de son milieu. Lorsqu’elle était étudiante en histoire de l’art, Ève Delplanque entendait très peu parler de femmes. Ou seulement à titre d’exception. De muse. Toujours à la marge, jamais au centre. Encore moins à la tête des grands mouvements artistiques du XXe siècle. « J’ai commencé à me demander ce qu’étaient devenues les femmes qui avaient fréquenté les écoles d’art en Belgique. Et ce qu’elles devenaient aujourd’hui… Et j’ai constaté que les recherches à ce sujet s’arrêtaient en 1914, avec les travaux d’Alexia Creusen (1) », explique la jeune chercheuse. Ève Delplanque tenait là le sujet de son mémoire de fin d’études, présenté en 2010 à l’ULB et dont elle a tiré le présent ouvrage. « La sous-repré sentation féminine dans les arts résulte d’un système inégalitaire favorable aux hommes à plusieurs niveaux: d’abord dans l’éducation, ensuite dans l’accès à la profession, et enfin dans la visibilité donnée par les musées, les galeries, mais aussi les critiques et les historiens. La “minorisation” de la femme artiste procède donc d’une sélection, consciente ou non, de la part de ceux qui ont fait et font l’histoire de l’art », analyse-t-elle.
En attendant le mariage
Si l’inspiration et le génie ont été longtemps perçus comme des attributs strictement masculins, la pratique artistique fut, dès le XIXe siècle, considérée comme un moyen de développer le « bon goût » et la sensibilité des jeunes filles de l’aristocratie ou de la bourgeoisie montante. Cours de dessin, musique ou broderie: ces loisirs inoffensifs permettaient de préparer la femme au mariage. « La demoiselle paraît ainsi plus cultivée, et ses travaux permettent de décorer son intérieur. » Quant à faire de l’art sa profession, c’est une autre histoire. Les plus assidues fréquenteront, dès la fin du XIXe siècle, des ateliers d’artistes. Sentant le vent tourner, l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles envisage de créer, en 1890, des « cours spéciaux pour demoiselles ». Pour autant, le traitement est loin d’être égalitaire, comme le montre Ève Delplanque qui a dépouillé les archives de l’Académie: « Les horaires sont ré duits, et les cours traditionnels pas toujours assurés, tandis que le modèle nu reste défendu en dessin, en peinture ou en sculpture. Plus que par respect des convenances, cette interdiction s’insère dans un vaste programme consistant à aiguiller les femmes vers des options professionnelles qui leur “conviendraient mieux”. » Si les arts décoratifs sont préconisés, l’architecture demeure inaccessible. Espace privé-espace public: la dichotomie est d’une étonnante cohérence.
Stratégies d’artistes
Au cours du XXe siècle – Mai 68 et les mouvements féministes aidant–, les femmes se feront néanmoins une place dans les écoles d’art. En 1983, le nombre d’étudiantes de l’Académie dépasse pour la première fois les effectifs masculins. Mais de la formation à la profession, il y a un pas. Immense. C’est ce que montre la deuxième partie de cet essai, consacrée aux parcours professionnels de femmes artistes et élaborée sur base d’entretiens. « On constate que pour devenir artistes, les femmes développent des stratagèmes: ne pas se marier, rester célibataire, ne pas avoir d’enfant ou se marier avec un artiste, dans l’espoir d’accéder plus facilement au marché de l’art », explique Ève Delplanque. La tension entre vie professionnelle et vie familiale prend chez l’artiste femme des allures de dilemme obsédant, des proportions démesurées. Création contre procréation. Liberté contre stabilité. « Tellement d’obstacles se dressent que si l’art ne fait pas vraiment partie d’elles, ces femmes choisiront finalement d’autres voies. » Une mise à l’épreuve de la vocation qui est toujours d’actualité. « Il y a de plus en plus d’artistes femmes dans le champ de l’art. Mais les obstacles et les choix, eux, restent les mêmes. »
(1) Alexia Creusen, Femmes artistes en Belgique. XIXe et début XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2007, 419 p.