Une rencontre avec Frédéric Lenoir
Philosophe bien connu mais aussi sociologue, historien des religions, docteur et chercheur associé, auteur à succès d’une quarantaine d’ouvrages traduits dans une vingtaine de langues… Frédéric Lenoir est la star de la philosophie joyeuse, de la méditation salvatrice. Après avoir interpellé les adultes dans « La puissance de la joie », il s’entretient aujourd’hui avec leur progéniture dans son dernier livre : « Philosopher et méditer avec les enfants ».
Espace de Libertés : Racontez-nous cette rencontre avec une centaine d’enfants de toute la francophonie. D’où est venue cette idée ?
Frédéric Lenoir : J’ai rencontré à peu près 400 enfants, dans une dizaine d’écoles différentes. Les ateliers philo avec les enfants existent depuis longtemps. Cela fait plus de 30 ans que cela existe en francophonie, notamment au Canada, en Suisse, en Belgique et en France. Mais cette aventure des ateliers philo est née aux États-Unis, un mouvement qui a déjà toute une histoire et en même temps qui est très peu connu. C’est dommage car les enfants ont une capacité extraordinaire à philosopher, à penser. Si l’on veut former des citoyens responsables, c’est extrêmement précieux de leur apprendre cette culture démocratique du débat.
Vous abordez les échanges par thématiques, comment les avez-vous choisies ?
J’ai choisi une vingtaine de thématiques plutôt de type existentiel ou liées au vivre ensemble. Il y a des questions comme « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? », « Qu’est-ce que le bonheur ? », « La vie a-t-elle un sens ? », « Vaut-il mieux être mortel ou immortel ? ». Et puis il y a des questions propres au vivre ensemble : « Peut-on répondre à la violence par la violence ? », « Pourquoi respecter autrui ? ». Ce sont les deux types de questionnement les plus utiles pour les enfants, car ils se posent un tas de questions métaphysiques. Je pense que ce questionnement est d’autant plus nécessaire dans le monde actuel que les familles, la religion n’y répondent plus. Finalement, la philosophie permet un questionnement profond. Je le fais selon la méthode socratique ; la méthode la plus connue est la méthode Lipman.
En effet, dans les années 1970 apparaît un philosophe, Matthew Lipman, qui désire vraiment philosopher avec les enfants, il lance une nouvelle méthode, un nouveau mouvement.
C’est le pionnier. On est tous là parce qu’il a existé. Il a eu l’idée de philosopher avec les enfants, ce qui est génial. Il n’y a pas d’âge pour commencer la philosophie. Dès qu’on est en âge de raisonner, on a envie de philosopher. Et donc moi je fais plutôt une maïeutique philosophique. Lipman lui partait d’un texte puis collectait des questions à partir de ce texte. Il a écrit toute une littérature adaptée aux enfants.
Vous-même dans votre ouvrage, vous leur donnez une citation de Jacques Prévert, pas simple à comprendre : « J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il a fait en partant. »
On peut partir de tout, d’un texte, d’une littérature adaptée comme celle de Lipman, d’une littérature jeunesse, d’un conte, d’un mythe, d’un film, d’un dessin, d’une citation, d’une question. Et une fois que la question est lancée, quelle que soit son origine, quelque chose de merveilleux se produit : les enfants s’en emparent. Le rôle de l’animateur consiste à (ré)orienter le débat, à essayer de reformuler certaines choses, à s’égarer un peu, à se perdre dans les anecdotes pour revenir à l’essentiel et reposer une nouvelle question. Mais l’animateur n’est pas là pour dire ce qu’il pense.
Une fois que la question est lancée, quelque chose de merveilleux se produit : les enfants s’en emparent.
Vous commencez votre livre et vos ateliers philo par la pratique de la méditation. Une manière de les amener à la réflexion ?
Tout à fait. Je n’ai pas programmé cela du tout. Au départ, j’étais venu faire une expérience d’atelier philo avec les enfants. Mais dès le premier atelier, j’ai remarqué que les enfants étaient très agités. Il faut dire que l’école, je ne l’avais plus fréquentée depuis 40 ans… Je me retrouve devant des enfants nerveux, qui bougent sur leur chaise dans tous les sens, qui ont du mal à être attentifs et je me dis que ces enfants ont besoin de méditer. Cela fait 35 ans que je fais de la méditation qui s’appelle de la « pleine conscience ». C’est une méditation complètement laïque, pratique de concentration et d’attention. On essaye de laisser passer le fl ux, de revenir ici et maintenant en étant présent à son corps et à ses sensations. C’est tout simple.
Pour rappel, à 17 ans vous êtes parti en Inde pour méditer, vous avez rencontré le Dalaï-Lama et vous êtes rentré à 20 ans dans un monastère. La méditation, ça vous connaît !
Je connais bien, en effet. Sauf qu’à l’époque, il y avait dimension spirituelle dans ma recherche méditative. J’en ai ensuite gardé essentiellement la dimension corporelle, c’est-à-dire le lien entre le corps et l’esprit pour essayer encore une fois de calmer les pensées et être plus présent aux sensations, à la respiration. Et ça peut se faire sans aucun arrière-fond spirituel. J’ai voulu le tenter avec des enfants à l’école. Cela a très bien marché car ils aiment ça. On ferme les yeux, on pose les mains sur les genoux et on se laisse aller, l’atelier se passe dans une tout autre ambiance. C’est à un point tel que certains enseignants maintenant le font tous les jours avant de commencer les cours et que les enfants le font chez eux, avec leurs parents parfois alors que je n’ai rien demandé.
Dans votre livre, on trouve d’ailleurs un CD de méditation guidée, avec votre voix.
Cela aide beaucoup parce qu’au départ les enfants ne vont pas méditer spontanément. Il faut qu’ils aient une voix qui les guide. C’est un support. C’est très simple : il y a un cours de 5 minutes, un plus long de 10 minutes, il y en a avec musique, d’autres sans musique. Mais un petit conseil, n’essayez pas la méditation avec un ado, il sera souvent plus réfractaire. Il est trop perturbé par ses hormones et par le groupe, il a d’autres préoccupations : identitaire, sexuelle, de séduction, de rapport à l’autre, de mésestime de soi, d’égo… Le meilleur âge résolument se situe vers 7 ou 8 ans, l’enfant est capable d’abstraction. C’est l’âge de raison, dit-on.
Vous avez parcouru pas mal de pays, toujours francophones, mais j’imagine qu’il y a des différences sensibles entre la France, Genève, Abidjan ou Molenbeek… Comment avez-vous pu faire des parallèles ?
Il n’y a pas tant de différences que cela. Sur tous les sujets abordés, au fond, la plupart des enfants partagent les mêmes réfl exions. Ce qui montre que la raison est vraiment universelle. La culture peut changer, les milieux sociaux peuvent changer, mais quand les enfants doivent parler du bonheur ou de ce qu’est une vie réussie, ils disent la même chose. À cette question éternelle de la philosophie, les enfants vous répondent : « Une vie réussie d’abord c’est être heureux, c’est d’avoir fait ce qu’on avait envie de faire. » Il y a toujours un autre enfant qui va vous dire : « Ce n’est pas vrai, ce n’est pas suffisant. Parce que par exemple, les terroristes ont tué les gens, ils sont heureux, mais leur vie n’est pas réussie parce qu’ils ont fait du mal. » Donc une vie réussie, c’est être heureux plus autre chose. J’interviens alors pour leur dire que cette « chose » en plus s’appelle la morale ou l’éthique, c’est-à-dire respecter autrui, ne pas faire du mal aux autres. Et du coup on rejoint la défi nition socratique de la « vie bonne » qui est effectivement l’addition du bonheur et de la justice. Il y a une sagesse qui est absolument extraordinaire chez les enfants.
Ce livre, c’est le prolongement des ateliers philo passés et futurs ?
Oui, nous avons aussi créé une fondation qui s’appelle SEVE (Savoir être et vivre ensemble) dont le but est de fédérer ce qui existe déjà, de faire connaître, de créer un grand réseau. Les programmes en France comme en Belgique, par exemple, demandent qu’il y ait maintenant des ateliers philo dans les cours de citoyenneté. C’est quelque chose de tout à fait nouveau. Il y a 20 ans, c’était impensable. Et honnêtement, ce livre n’est pas suffi sant. Bien sûr, il comprend des fiches notionnelles, des exemples, une méthodologie. Cela peut être un point de départ pour sensibiliser à ce qu’est un atelier philo ou de méditation. Mais ce n’est qu’un point de départ. Il y aura certainement une suite.