Espace de libertés | Octobre 2018 (n° 472)

« Le danger, c’est l’immobilité ». Un entretien avec François Crépeau


International

Le regard que nous portons sur le phénomène migratoire est-il juste? Quelle en est la véritable réalité face aux peurs et clichés distillés sur ce phénomène? Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme des migrants [sic] de 2011 à 2017, François Crépeau remet les idées en place par rapport au contrôle des flux migratoires et à la protection des droits des étrangers.


Quand on pense au phénomène migratoire, il y a l’idée qu’il s’est considérablement accéléré ces dernières années… Qu’en est-il?

Le phénomène s’est accéléré parce que les moyens de communication le permettent. Mais la migration est l’état normal de fonctionnement de l’humanité. La sédentarité n’est que très récente et n’est même pas très fréquente: nous bougeons tout le temps. C’est dans notre ADN. Nous sommes une espèce migrante, et ce n’est pas 400 ans de théorie de la souveraineté territoriale qui vont changer cela. Il y a en ce moment sur la planète plus de 250 millions de migrants. Ce nombre devrait atteindre les 400 millions vers 2050. En proportion, on reste à 3%, 3,5% de la population mondiale, comme c’est le cas aujourd’hui. La réduction de la population active, notamment en Europe, va être un facteur majeur dans la transformation des migrations. Il y a des tas de choses que nous faisions dans nos sociétés que nous ne ferons plus. On aura besoin de migrants, mais il faudra que cela se passe dans des contextes qui ne soient pas ceux de l’exploitation. À cause de la globalisation, il y a un blocage autour des migrations qu’il faudra dénouer, et cela prendra au moins une génération. Ce blocage, c’est celui de la délocalisation. On a délocalisé vers le sud tout le secteur manufacturier, mais au même moment, on a délocalisé vers le nord les conditions de travail du Sud dans bien des secteurs de nos économies, en ayant des migrants en situation irrégulière ou des travailleurs étrangers avec des contrats très précaires. Il s’agit de quelque chose de très structurel dans nos sociétés: il y a toujours eu une main-d’œuvre docile, flexible pour faire des boulots terribles comme les esclaves, les serfs au Moyen Âge ou les ouvriers du XIXe siècle, et aujourd’hui, ce sont les travailleurs migrants qui occupent cette fonction. Cette précarité est connue de tous, surtout de nos dirigeants, mais ils ne font rien parce que c’est la condition de survie, dans la situation actuelle, de toute une série de secteurs de l’économie.

Le droit pourrait-il régler cette situation?

Le droit n’a jamais changé la vie des gens tout seul. C’est un outil: il y a régulièrement des jugements de la Cour européenne des droits de l’homme, de tribunaux partout en Europe qui disent aux gouvernements ce qu’ils n’ont pas le droit de faire avec ces populations. Le droit sert à quelque chose, mais par rapport aux millions de migrants dont les droits sont bafoués, on n’a que quelques dizaines de décisions. Pour une raison assez simple: le migrant ne se plaint pas, ne va pas devant les tribunaux. Il a investi énormément d’argent pour venir dans nos pays. Il a aussi passé des mois qui peuvent avoir été extrêmement durs avec de la torture, de l’extorsion, avant d’arriver dans le pays où il travaille. Il porte entre ses mains l’espoir de sa famille qui attend de l’argent en retour, qui attend qu’il réussisse, qu’il puisse s’établir, se marier, avoir des enfants… De se signaler aux autorités, d’aller devant les tribunaux, c’est le meilleur moyen d’être renvoyé du pays. Donc silence radio.

À côté de ce silence, les attaques autour des droits fondamentaux sont de plus en plus fréquentes…

C’est une régression dans le discours, une régression dans les politiques… Dans beaucoup de pays, les tribunaux tiennent bon, même s’ils sont attaqués comme on le voit en Hongrie, en Pologne. C’est le propre du populisme qui a comme seule règle celle de la majorité. Or, ce n’est pas comme cela que le mécanisme des droits de l’homme a été pensé après la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, on s’est dit que la seule chose qui comptait, c’était l’individu. Qu’il soit juif, gay, noir, tout individu doit pouvoir dire à un gouvernement élu par plusieurs millions de personnes qu’il a tort. C’est ce qui fonde les garanties constitutionnelles de nombreux États: reconnaître invalide, contraire aux droits de l’homme, tout un pan de législation. C’est précisément l’équilibre de nos démocraties et c’est justement ce que veulent mettre en cause les populistes.

Et ce, à la faveur d’une inquiétude des populations envers les migrants?

En effet, l’étranger a toujours été une source d’inquiétude. Mais si elle est savamment entretenue par les forces d’extrême droite, elle l’est aussi par toutes les forces de droite et de gauche qui veulent reprendre une partie de l’électorat de l’extrême droite. C’est la phrase extrêmement malheureuse de Laurent Fabius, alors Premier ministre, qui a dit que «Jean-Marie Le Pen posait les bonnes questions, mais apportait les mauvaises réponses». En posant les bonnes questions, cela signifiait que la gauche française avalisait l’analyse que faisait le Front national.

Comment en est-on arrivé là?

Parce qu’il n’y a pas, sur cette question, d’opposition dans les systèmes dans lesquels nous sommes. Les personnels politiques fonctionnent à l’incitatif électoral, et comme les migrants n’ont pas de droit de vote, ils sont sans capacité de punir ou de récompenser les politiciens. On ne connaît pas de politiciens, sauf dans des partis marginaux, qui ont un discours pro-immigration, demandant des chiffres supplémentaires d’immigration ou une bien meilleure protection des travailleurs migrants… Il n’y en a pas. Ce qu’on peut espérer de mieux de nos politiciens, dont on sait qu’ils ont une conscience, c’est d’être silencieux.

Néanmoins apparaît parfois comme une solution pour certains politiciens l’argument de l’immigration choisie. Une réalité qui existe notamment au Canada. Quel bilan en tirez-vous?

Comme le Canada est isolé géographiquement, choisir son immigration et donner des visas de résident permanent à un certain nombre de personnes sur la base de critères socioprofessionnels est bien plus facile que pour d’autres régions du monde. Dans les faits, l’évaluation de l’insertion de ces personnes est généralement celle d’un déclassement: des personnes qui étaient ingénieurs chez eux deviennent simples techniciens dans le meilleur des cas. Puis, quand l’État interfère en mettant des blocages – en disant il nous faut absolument tel ou tel profil –, il est déjà en retard de deux à trois ans par rapport aux besoins immédiats de main-d’œuvre des entreprises. En outre, sélectionner un résident permanent au Canada peut prendre cinq à six ans. Après des années d’attente, la personne a changé totalement de projet de vie.

Le Pacte mondial sur les migrations qui est en train d’être négocié à New York en appelle justement à la facilitation de la mobilité. C’est l’antithèse de l’immigration choisie…

Évidemment! Il faut la faciliter au lieu de la rendre de plus en plus difficile. Les Mexicains qui allaient aux États-Unis dans les années 1950-1960 s’y rendaient facilement, trouvaient un emploi, et dès qu’ils le perdaient, ils rentraient au Mexique. On n’avait pas peur de faire les allers-retours jusqu’au jour où cet accès a été mis en péril. Du jour au lendemain, près de 11 millions de travailleurs mexicains sont arrivés aux États-Unis à partir du moment où ces personnes ont eu peur, en repassant la frontière mexicaine de ne pouvoir jamais revenir aux États-Unis. Alors elles sont restées même sans emploi, comme clandestins, sur le territoire américain. Le danger, ce n’est pas la mobilité, c’est l’immobilité.

Les politiciens sont très contents de pouvoir mettre le doigt sur ce chaos et sur les boucs émissaires que sont les migrants.

Aujourd’hui, l’Europe, en se présentant comme une forteresse, a donc choisi l’immobilité?

En effet. On immobilise les populations, on ferme les frontières et on subventionne les passeurs. L’exemple-clé, ce sont les Syriens. En 2011, la crise commence. Si, dès 2012, l’Europe avait accueilli 200 000 Syriens, on n’en serait pas là. Car 200 000 Syriens pour un continent de 500 millions de personnes, ce n’était rien. L’Europe a préféré ne pas offrir des options de mobilité à cette population, en préparant directement dans les camps l’arrivée de ces réfugiés, en leur octroyant des papiers sur place ou en leur apprenant la langue nationale du pays européen dans lequel ils allaient arriver. On aurait considérablement diminué la dimension de la crise et son aspect meurtrier. On n’aurait pas connu le chaos sur les plages comme on l’a vu en Grèce ou en Italie. Les citoyens auraient été plus rassurés. Mais au fond, et c’est là tout le problème, les politiciens sont très contents de pouvoir mettre le doigt sur ce chaos et sur les boucs émissaires que sont les migrants.