Espace de libertés | Octobre 2018 (n° 472)

L’expulsion, pivot communicationnel


Opinion

Spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement et des migrations, François Gemenne est directeur de l’Observatoire Hugo à l’Ulg et enseigne également à Sciences Po Paris.


« En juin 2018, le monde découvrait, effaré, la nouvelle politique “tolérance zéro” de l’administration Trump à l’égard des migrants sans-papiers arrêtés à la frontière avec le Mexique. Des enfants étaient placés dans des centres de rétention en attendant le jugement de leurs parents. Entre avril et juin 2018, plus de 2 000 mineurs d’âge ont été systématiquement séparés de leurs parents. Devant le tollé sans précédent, y compris dans les rangs de son propre parti, Donald Trump a dû renoncer à cette politique, même si plusieurs commentateurs ont noté que la manœuvre avait un agenda caché : diviser l’opinion afin d’imposer plus facilement son agenda sur le sujet.

En août 2018, en Belgique, des enfants étaient placés (avec leurs parents) dans un centre de détention à Steenokkerzeel, au bout des pistes de l’aéroport de Zaventem, en attendant d’être expulsés vers la Serbie. La Cour européenne des droits de l’homme avait pourtant condamné la Belgique pour cette pratique à plusieurs reprises il y a quelques années. On avait alors mis en place des “maisons de retour”, alternatives à la détention, pour les familles en attente d’expulsion. Mais un tiers se soustrayaient à la surveillance des autorités, et le gouvernement a donc décidé de construire de nouvelles prisons pour enfants. L’unité familiale du centre fermé de Steenokkerzeel a donc été inaugurée deux mois à peine après que l’opinion se soit émue de la situation aux États-Unis.

L’enfermement des enfants est éminemment choquant et traumatisant. Mais il est aussi très révélateur du rapport de notre société aux migrants. Les petits serbes enfermés en août 2018 à Steenokkerzeel étaient nés sur le sol belge et ne pouvaient évidemment être tenus responsables de la situation irrégulière de leurs parents. C’est pour cette raison que les mineurs, par définition, ne peuvent jamais se trouver en situation irrégulière, être des migrants “illégaux”.

Il peut donc sembler inconcevable qu’une démocratie libérale, en 2018, prive de liberté des enfants nés sur son sol et qui n’ont commis aucun délit. Mais les enfants de migrants ne sont plus des enfants : ce sont des migrants. L’enfermement des très jeunes migrants en dit hélas ! beaucoup sur la société que nous sommes devenus. C’est-à-dire une société prête à violer une législation aussi importante que la Convention internationale relative aux droits de l’enfant de 1989 pour des motifs de communication politique. Il s’agit de montrer un gouvernement inflexible sur la question des migrants, résolu à expulser coûte que coûte. Le clivage de l’opinion autour de cette mesure est également l’un des buts recherchés : chaque nouvelle étape dans la guerre aux migrants conforte et élargit la base électorale de ceux qui mènent cette guerre.

Les expulsions doivent rester une exception : elles ne peuvent devenir un élément central d’une politique d’asile et d’immigration. C’est pourtant ce qu’elles sont en train de devenir. »1


1 Propos extrait du livre de François Gemenne et Pierre Verbeeren, Au-delà des frontières. Pour une justice migratoire, Bruxelles, Centre d’Action Laïque, 2018, 124 p.