Espace de libertés | Octobre 2018 (n° 472)

Dossier

En faisant de la nature et de sa défense un enjeu crucial, le droit est amené à se réinventer, tout comme nos sociétés.


Montagnes et rivières en Nouvelle-Zélande, fleuves en Colombie ou en Inde: la prise en compte de la nature dans les décisions judiciaires est devenue ces dernières années une réalité. Déjà en 1972, le professeur de droit américain Christopher Stone, dans un texte pionnier, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider?, faisait de la nature un sujet de droit. Le juriste s’opposait à un projet de la société Disney, menaçant une forêt de séquoias. Il propose alors d’accorder des droits aux arbres. Sa solution, perçue comme une provocation, sera vite oubliée. Mais depuis l’idée a germé…

Le réveil est venu d’Équateur et de Bolivie à la fin des années 2000, deux pays animés par leurs traditions autochtones d’harmonie avec la nature. En 2008, l’Équateur est le premier pays au monde à reconnaître dans sa Constitution la nature comme sujet de droit. Sa loi fondamentale veille sur la Pachamana (ou Terre-Mère), celle-ci ayant droit «au respect absolu de son existence et au maintien et à la régénération de ses cycles vitaux, de ses fonctions et de ses processus évolutifs». Un an plus tard, la Bolivie donnera une valeur constitutionnelle aux droits de la nature. Dans ces deux pays, les juges peuvent grâce à ces outils juridiques contrer les atteintes portées aux écosystèmes. Ces dispositions ont surtout permis d’internationaliser le concept. La juriste française, Valérie Cabanes, auteure d’Un nouveau droit pour la terre, rappelle que c’est la croyance des peuples premiers, ceux qui ne font pas de distinction entre humanité et nature, qui est à l’origine des droits de la nature. «Ils savent ce que nous avons longtemps oublié: la terre nous est vitale et son destin préfigure le nôtre. Leur sagesse leur a permis de vivre pendant des millénaires en harmonie avec la nature. Nos sociétés prétendument évoluées doivent apprendre, en s’inspirant d’eux, à vivre en paix avec le vivant, à ne plus vouloir le dominer.»1

Une rupture juridique

Aussi accorder la personnalité juridique à la nature représenterait une profonde rupture dans nos sociétés, notre droit étant très anthropocentré. Pour faire simple, le monde se divise en deux catégories: les personnes et les choses. Et seules les premières disposent de la protection la plus absolue parce qu’elles se trouvent au sommet de la hiérarchie des valeurs protégées, comme la dignité humaine. Pour sa part, l’environnement appartient à la catégorie des choses dont l’homme peut user et abuser largement.

Pourtant, comme l’indique Victor David, juriste spécialiste du droit de l’environnement, le droit international a offert des éléments ponctuels de protection de la nature contre les agissements de l’homme depuis le XXe siècle. «Il est très vite apparu que les problèmes relatifs à l’environnement et la nature, d’apparence locale, n’avaient pas de frontières et concernaient nécessairement la planète entière. C’est ainsi que durant la première moitié du XXe siècle, nombre d’accords multilatéraux et régionaux sur la protection d’espèces naturelles ont été conclus», souligne-t-il2.

Les porte-parole de la nature font parfois pâle figure, comparés à ceux qui défendent des intérêts économiques puissants.

Si le droit de la nature fut longtemps un droit de la prévention, la crise environnementale a totalement changé la donne, d’où la nécessité d’en faire un sujet de droit à part entière. Pour Laurent Neyret, professeur à l’université de Versailles, la personnalisation de l’environnement vise, en effet, à renforcer sa protection. «Mais une chose est d’avoir voix au chapitre, une autre est de pouvoir réellement l’exprimer et de se faire entendre», précise-t-il. Selon lui, les porte-parole de la nature font parfois pâle figure, comparés à ceux qui défendent des intérêts économiques puissants. «En Équateur, bien que la Pachamana dispose d’un droit constitutionnel à réparation pour les dommages qui lui sont causés, cela n’a pas suffi pour faire exécuter la condamnation de ChevronTexaco à payer 9,5 milliards de dollars pour la grave pollution liée à l’exploitation de son oléoduc dans le pays. Au-delà, il ne faut pas oublier que les droits reconnus à l’environnement restent relatifs et qu’ils seront toujours mis en balance avec des intérêts contradictoires.»3

Un changement de société

Une des solutions pourrait être la création de tribunaux nationaux ou internationaux qui jugeraient les crimes et délits environnementaux, ce qui permettrait à la fois de généraliser les sanctions, mais aussi de faire respecter les protocoles limitant les émissions de gaz à effet de serre. De tels tribunaux existent déjà en Inde ou au Chili. Et plus près de nous, à La Haye, un tribunal Monsanto, tribunal d’initiative citoyenne présidé par Françoise Tulkens, a affirmé l’an dernier, dans un avis consultatif et après l’audition d’une trentaine de témoins, d’experts et de scientifiques, que la firme internationale avait violé plusieurs règles du droit international, comme le droit à un environnement sain.

En attendant, ce sont des citoyens qui se rassemblent pour mener des actions en justice contre des multinationales ou des États, et le réchauffement de la planète offre une donne inestimable pour réinventer le droit. En 2015, une ONG et 800 citoyens néerlandais accusaient le gouvernement de ne pas agir suffisamment contre le changement climatique et de mettre en danger les générations futures. Outre que la plainte a été déclarée recevable – ce qui en faisait une première mondiale, la justice a condamné le gouvernement à revoir ses engagements environnementaux.

Avec cette évolution du droit, c’est aussi un nouveau rapport politique à la nature qui se dessine, à l’instar de celui évoqué par le philosophe, Emanuele Coccia, dans La Vie secrète des arbres. À ses yeux, bien que nous entretenions un rapport très intense au quotidien avec la nature, nous lui donnons rarement le droit d’exister en tant que sujet. «La nature est elle-même un ensemble politique: comme les hommes, les êtres naturels entretiennent un rapport fait de négociations, de guerres et de contrats.» Or, rappelle Coccia, c’est parce que nous dépendons d’autres et que d’autres dépendent de nous qu’il y a de la politique. «C’est seulement parce que nous nous mélangeons aux autres et que nous ne pouvons pas nous passer de le faire que nous sommes des êtres politiques.»4

 

1 Libération, 1er janvier 2018.
2 «La lente consécration de la nature, sujet de droit?», dans Revue juridique de l’environnement, 2012.
3 Le Monde, 30 mars 2017.
4 Libération, 25 décembre 2017.