La société civile au gouvernement : serait-ce un remède au malaise démocratique ? C’est le pari fait par la France et l’Espagne. En Belgique, le système institutionnel ne favorise pas ce type de démarche. D’ailleurs, est-ce la formule miracle ?
La « crise » de la démocratie représentative est sur toutes les lèvres. Les citoyens expriment une méfiance grandissante envers leurs institutions, et ne cachent plus leur dégoût de « la » politique ou « des » politiques. Pour retrouver la confiance perdue, une des pistes privilégiées est celle de donner plus de pouvoir aux citoyens, dans le choix de leurs représentants d’une part, et dans celui des politiques à mener d’autre part. En Wallonie, par exemple, les électeurs ont désormais une influence plus directe sur la désignation de leur bourgmestre. En France, les électeurs peuvent à présent participer à l’élection des candidats à la présidentielle, à droite comme à gauche. Parallèlement, des dispositifs de plus en plus plébiscités visent à dépasser la logique de démocratie représentative ou élective : c’est le cas des référendums (démocratie directe) et des forums citoyens (démocratie délibérative).
Une autre tendance est celle du recrutement d’experts de la société civile au sein des exécutifs, tel qu’on a pu l’observer lors de la formation des gouvernements Macron, en France, et Sanchez, en Espagne. Elle s’ancre dans deux principaux constats. Le premier est celui de la trop grande professionnalisation de la classe dirigeante. Déconnectée du monde du travail, elle ne serait pas compétente pour légiférer, et incapable de prendre les « bonnes » décisions. Le deuxième constat est celui du déclin des partis politiques traditionnels. Ils n’apporteraient plus de nouvelles idées ni de renouvellement des élites. Leurs luttes intestines créeraient de l’instabilité, et nuiraient à la collégialité des gouvernements. Par ailleurs, les logiques partisanes paralyseraient les institutions de l’État.
Ces réflexions ont été au centre de la campagne de La République en marche d’Emmanuel Macron, un « mouvement » – pas un parti –, « ni de gauche ni de droite », « émanant de la société civile ». La formation de son gouvernement a concrétisé ces engagements : il rassemble des tendances politiques allant de l’écologie au centre-droit, et parmi 23 membres de l’exécutif, onze sont issus de la société civile et n’avaient, au moment de leur recrutement, aucun mandat politique.
Une nouvelle tendance ?
Jusque dans les années 1990, la nomination d’experts sans expérience politique au sein des gouvernements était plutôt rare dans les démocraties européennes. Une étude portant sur 13 pays européens, publiée en 19911, estimait qu’en moyenne, seulement 12,3 % de tous les ministres n’avaient jamais exercé de mandat parlementaire ou occupé des positions de leadership au sein d’un parti. Depuis quelques décennies, il semblerait que le recrutement d’outsiders soit devenu plus fréquent, spécialement dans les matières économiques et financières.
Un ouvrage publié en 20182 s’intéresse aux facteurs expliquant le recrutement de ces experts non partisans au sein des exécutifs européens. Les auteurs mettent en avant l’impact de la conjoncture, mais aussi celui des institutions. Les scandales, l’instabilité politique, les crises économiques et financières couplées aux contraintes de la gouvernance multiniveau, augmenteraient la fréquence du recours aux experts. Le gouvernement de Mario Monti, mis en place en 2011 en Italie dans un contexte de crise politique et économique, est un exemple extrême de « gouvernement des experts », entièrement composé de technocrates non élus.
Parmi les facteurs institutionnels, le type de régime, les pouvoirs accordés au chef de l’État ainsi que la fragmentation politique influeraient sur la présence d’experts non partisans au sein des exécutifs. Le système semi-présidentiel français, par exemple, accorde au chef de l’État le pouvoir de désigner son chef de gouvernement (le Premier ministre), et sur proposition de celui-ci, de nommer et révoquer les autres membres du gouvernement. En Belgique, le chef de l’État (le Roi) désigne un formateur (qui devient généralement le Premier ministre) chargé de former un gouvernement soutenu par une majorité parlementaire. Le choix des ministres est le résultat de négociations entre et au sein de plusieurs partis politiques, qui se répartissent les portefeuilles ministériels selon plusieurs équilibres (linguistique, partisan, sexuel etc.). L’autonomie du Premier ministre dans ce choix est assez faible ; ce sont les (président de) partis qui sont à la manœuvre. La nomination de ministres non issus des partis est donc assez rare en Belgique – seulement 1,9 % des portefeuilles ministériels entre 1946 et 2007 ont été occupés par des « techniciens. »3 Elle est même quasi impossible dans d’autres systèmes parlementaires, comme le Royaume-Uni, où les ministres doivent nécessairement être élus au Parlement (et y siègent par ailleurs).
Bonus ou malus pour la démocratie ?
A priori, la participation de la société civile au sein des exécutifs permettrait une meilleure prise en compte de la réalité et des intérêts des citoyens, et un renouvellement des pratiques et des élites politiques. Recruter des personnes détachées des affiliations et jeux partisans constituerait en outre un moyen de contrecarrer ces organisations dépassées. Dans un contexte de crise, le recours aux experts apporte des compétences techniques pointues, et permet aux élites politiques de déléguer des mesures impopulaires (augmentation d’impôts, coupes dans les dépenses publiques) à des mandatés indépendants non soumis aux pressions électorales.
Il convient néanmoins de relativiser la distinction entre « experts » et « politiques ». D’une part, de nombreux ministres issus du sérail politique possèdent une expertise dans des domaines spécifiques, acquise via leur formation et leur activité professionnelle ou développée lors de leur expérience parlementaire. Ces compétences sont prises en compte dans l’attribution des portefeuilles ministériels. D’autre part, les experts de la société civile, s’ils n’ont jamais exercé de mandat électif, ne sont pas dénués de préférences politiques. Si l’on reprend l’exemple du gouvernement Macron, six des onze « experts » ont un passé militant ou ont exercé des fonctions dans des cabinets ministériels divers. Dès lors, l’impact réel de ces ministres sur le renouvellement des élites politiques est discutable ; de même que leur capacité à rapprocher le citoyen néophyte de la prise de décision.
En outre, la logique technique ou technocratique induit l’idée, peut-être un peu caricaturale, qu’à chaque problème social, économique, financier ou environnemental, il est possible de répondre par une « bonne » politique publique, scientifiquement et rigoureusement établie par des experts du domaine en question, et qui rencontrerait l’intérêt de la société civile dans son ensemble. En France, les réformes menées par les « techniciens » du gouvernement Macron ne semblent néanmoins pas rencontrer de grand succès populaire : grèves à la SNCF (Élisabeth Borne, ministre déléguée aux Transports, précédemment à la tête de la RATP), gronde dans les hôpitaux (Agnès Buzyn, professeure de médecine, à la Santé) et dans les universités (Jean-Michel Blanquer, juriste et universitaire, à l’Éducation nationale). À l’impopularité de leurs réformes, les experts rétorquent qu’elle est due au manque de vision à long terme des protestataires. Ils défendent leurs réformes comme visant une « transformation sur le long terme », reposant sur des « décisions plus courageuses » – par opposition aux gouvernements précédents légiférant sur du court terme, à des fins électoralistes.
Un recours systématique aux techniciens renferme le risque d’une idéologie dominante où l’expertise deviendrait un programme en soi.
C’est peut-être dans l’efficacité, la stabilité et la collégialité du gouvernement que l’on peut percevoir les effets positifs de ce modèle de gouvernance. Les objectifs sont fixés collégialement par l’ensemble des ministres et les membres de l’exécutif doivent rendre des comptes périodiquement au chef de ce gouvernement, comme en juillet dernier lors de l’évaluation des ministres d’Édouard Philippe. La cohésion du gouvernement tient précisément à ce que chacun s’occupe de son domaine d’expertise, sans velléité d’occuper le terrain d’un autre ministre ou de « devenir calife à la place du calife », puisque ces experts ne désirent pas spécialement « faire carrière » en politique.
La question de la légitimité de ces experts et de leurs politiques est sans doute la plus épineuse, et soulève de potentiels effets pervers de ce mode de gouvernance. D’une part, le ministre-expert tire sa légitimité de ses compétences et de sa capacité à atteindre les objectifs fixés dans son domaine, selon des critères techniques et scientifiques. Un recours systématique aux techniciens renferme le risque d’une idéologie dominante où l’expertise deviendrait un programme en soi, niant les débats politiques qui animent toute société. D’autre part, la nomination (et la révocation) de l’expert est laissée à la discrétion du ou des leader(s) de l’exécutif, à qui il doit son mandat – et non pas à l’électeur. Le principe même de l’élection, qui permet au citoyen de choisir et de contrôler ses représentants, s’en voit alors délégitimé.
1 Jean Blondel et Jean-Louis Thiébault (eds), The Profession of Government Minister in Western Europe, Londres, Macmillan, 1991.
2 ntonio Costa Pinto, Maurizio Cotta et Pedro Tavares de Almeida (eds), Technocratic Ministers and Political Leadership in European Democracies, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2018.