Espace de libertés | Octobre 2018 (n° 472)

Chasse aux mots en terrain conquis


Libres ensemble

Dans son dernier ouvrage, « Des mots qui puent », le philologue et syndicaliste Olivier Starquit1 s’attache à débusquer et déconstruire la « novlangue néolibérale ». Le but : éliminer ces mots qui imprègnent et atrophient le langage et donc la pensée, à droite comme à gauche. Rencontre avec un auteur pour qui la lutte commence avec les mots.


«Appeler à prendre les citoyens en otage au travers d’une grève politique, c’est faire preuve d’un populisme rétrograde. Mais nous démontrerons, à force de pédagogie, que cette réforme nécessaire permettra d’assainir la dette sans toucher au pouvoir d’achat de nos concitoyens.» La formule, inventée de toute pièce, aurait tout aussi bien pu ne pas l’être. Et pour cause, les éléments de langage qu’elle contient sortent tout droit du kit de base du discours politique actuel, tant à droite qu’à gauche.

Un lexique qui donne de l’urticaire à Olivier Starquit. Licencié en philologie germanique et maître de traduction, ce formateur à l’Interrégionale wallonne de la Centrale générale des services publics (IRW-CGSP) s’est attaché dans son dernier ouvrage, proprement intitulé Des mots qui puent, à recenser et à déconstruire ce qu’il convient selon lui d’appeler la «novlangue néolibérale». Un terme emprunté à 1984, la dystopie de George Orwell dans laquelle l’Angsoc, parti totalitaire, parvient à mettre en place un important processus de neutralisation de la langue destiné à empêcher la formulation de toute pensée déviante.

Hégémonie culturelle

S’il ne va pas jusqu’à voir dans notre société contemporaine l’accomplissement du vieux cauchemar orwellien, Olivier Starquit se pose néanmoins en vigile préoccupé par l’évolution d’un langage qu’il voit façonné par la vision dominante du monde. «Depuis 1989 et la chute du mur de Berlin, il y a une hégémonie culturelle qui s’est établie et qui est clairement de droite. Et il y a un usage du vocabulaire, qui, puisque le fond de l’air est de droite, est fait principalement par le monde de droite mais qui pollue également le monde de gauche. C’est là que ça devient dangereux», met-il en garde.

«Cela demande un certain effort de lucidité par rapport aux mots que l’on utilise. Car si l’on n’y fait pas attention, on va arriver à une situation où ces mots vont en quelque sorte penser pour nous et nous induire dans un schéma de réflexion qui n’est pas le nôtre», poursuit l’auteur, s’appuyant sur une citation qu’il emprunte volontiers à Pascal Durand, professeur à l’Université de Liège et spécialiste de la théorie de l’information et des médias: «Penser avec les mots de l’adversaire, c’est déjà rendre les armes.»

Hyperboles et euphémismes

Pour appuyer son propos, et dans une démarche inspirée notamment de celle de l’Allemand Victor Klemperer2, Olivier Starquit a ainsi passé en revue ces «mots du pouvoir», du terme «gouvernance» à celui de «peuple» en passant cette fameuse «crise» qui ne semble jamais vouloir nous quitter, analysant au passage les mécanismes qui ont contribué à en transformer les sens ou les connotations. Il relève dans cette novlangue néolibérale deux grandes figures de style: l’hyperbole, dont la fonction principale est de disqualifier l’adversaire, et l’euphémisme, qui cherche à présenter les choses sous un angle rationnel et consensuel, comme libérées des conflits pourtant inhérents à la vie en société.

Dans la première catégorie, le grand champion est probablement «populisme», qui semble n’avoir jamais été à ce point utilisé pour désigner tout et son contraire. «Très souvent, on va vous jeter “populiste” et vous allez perdre du temps pour vous dépêtrer de l’insulte. Et c’est ce temps-là que vous n’utilisez pas pour développer vos idées.» C’est pourtant un terme qui pourrait être réapproprié, propose Starquit. «Fin du XIXe siècle, il désignait simplement un courant politique, qui était plutôt de gauche, d’ailleurs, et qui prenait fait et cause pour le peuple.»

Crime de la pensée

Dans l’appendice de son roman, Orwell s’attachait déjà à une analyse assez similaire des procédés de disqualification induits dans la novlangue qu’il avait imaginée pour sa fiction. «En dehors du désir de supprimer les mots dont le sens n’était pas orthodoxe, l’appauvrissement du vocabulaire était considéré comme une fin en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont on pouvait se passer. La novlangue était destinée, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but», y écrivait-il. Ce n’est donc pas forcément en inventant de nouveaux mots que se renforce le langage du pouvoir, mais plutôt en atrophiant le sens de termes existants ou en rendant ces derniers infréquentables. Ainsi, en novlangue orwellienne, toute la gamme de mots se référant à des concepts de justice, de moralité, d’internationalisme, de science ou de religion, ont été remplacés par un terme unique: «crime de la pensée».

Parmi les bêtes noires d’Olivier Starquit, « gouvernance » et « acquis sociaux ».

Parallèlement à ce registre disqualifiant, des termes édulcorés ont fleuri de plus belle. Parmi les bêtes noires d’Olivier Starquit, ceux de «gouvernance» et d’»acquis sociaux». Le premier, importé du champ managérial, tend à induire qu’il existerait une manière rationnelle et désidéologisée d’exercer le pouvoir. Le second sous-entend quant à lui des rapports égalitaires et pacifiés entre patrons et représentants des travailleurs. Une fiction possiblement rassurante, mais non moins trompeuse. «Idem pour les acquis sociaux. Ils sont tombés du ciel? Non, ils ont été conquis. Pourtant c’est fort utilisé dans le milieu syndical. Si on pouvait le remplacer par “conquêtes sociales” ou “les conquis”, ça serait mieux.»

Filtres en panne

Si la novlangue s’est frayé un chemin du champ économique à la politique, pour finalement atteindre une large gamme de domaines du langage, c’est notamment parce qu’à force d’être répétée, elle a pu franchir les mailles d’un filet supposément incarné par un traitement journalistique critique. «Malheureusement, je constate une dégradation mais je nuance tout de suite et ne jette pas la pierre. Je m’explique: il existe une forme de prêt-à-penser qui incite à utiliser systématiquement tout ce vocabulaire-là, qu’il conviendrait de rejeter», précise Olivier Starquit. «À l’heure actuelle, la plupart des journalistes exercent une fonction extrêmement précarisée. Ce sont pour la plupart des pigistes, qui doivent, désolé d’être un peu cru, pisser de la copie pour assurer leur survie. On ne peut pas leur demander d’abord de faire attention au vocabulaire.» La complaisance du philologue s’arrête néanmoins là et n’incorpore pas les éditorialistes. «Par exemple, le jour de manifestation contre la pension à point, qu’est-ce qu’on entend à 7 heures du matin? Je ne parle même pas des effets, c’est-à-dire du fait qu’il y aura des bouchons à tel ou tel endroit. Mais que c’était un “mouvement de grogne”. Or, qui grogne? Ce sont les animaux! On réduit un mouvement social mené par des êtres humains à une manifestation animale.»

On réduit un mouvement social mené par des êtres humains à une manifestation animale.

Face à ces constats, les raisons d’espérer entrevoir ne serait-ce qu’un début de réflexion collective sur un parler politique qui finit par brouiller les pistes sont néanmoins plus nombreuses qu’il n’y paraît, laisse entendre Olivier Starquit. «D’abord, je constate qu’au niveau éditorial, il y a de plus en plus de livres qui commencent à se pencher là-dessus. Il y a dix ans, il y avait Les Mots du pouvoir de Pascal Durant, mais c’était bien le seul. Deuxième exemple? Pas plus tard qu’au mois de janvier, dans une interview pour Le Soir, Pierre-Yves Dermagne, qui est quand même le chef de file PS au Parlement wallon, pointait le doigt là-dessus, en disant: “À gauche, on a perdu la bataille des mots et il faut recommencer par là”. Le chef de groupe du PS qui dit ça, ce n’est pas rien, ce n’est pas anecdotique. Il y a donc des faisceaux qui commencent à se manifester un peu partout», conclut l’auteur.

 

1 Il a publié précédemment L’Individu privatisé. Le service public pour la démocratie dans la collection «Liberté j’écris ton nom» (Espace de Libertés, 2009).
2 Philologue d’origine juive qui, suite à l’arrivée des nazis au pouvoir, s’est attelé à un travail clandestin d’analyse critique de leur langage, résumé dans son ouvrage L.T.R, Lingua Tertii Imperii («La Langue du IIIe Reich»).