Espace de libertés | Octobre 2018 (n° 472)

« Ce corps est à moi. Tel quel ! »


Dossier

Au nom du concept formaté de normalité, l’intersexuation reste « pathologisée » par la pratique médicale et soumise à des violations des droits humains tels que définis par les lois belges et internationales. Le droit à l’autodétermination corporelle des personnes concernées – notamment des enfants – ne semble toujours pas entendu.


Un soir de fin de semaine, dans le bar associatif de la Rainbowhouse à Bruxelles. L’atmosphère est chaleureuse, un brin festive. Comme chaque premier jeudi du mois s’y tient une permanence organisée par l’ASBL Genres pluriels à l’intention des personnes concernées par les genres fluides et intersexuations (liées tant aux gays et transsexuels qu’aux hétérosexuels). L’initiative est ouverte à tou.te.s, en ce compris les proches ou les personnes désireuses de s’informer, dans le respect de la vie privée de chacun.e. On vient s’y rencontrer, s’y détendre, débattre, partager son vécu…

En tant que représentant de l’OII (Organisation internationale des intersexués) Belgique, Genres pluriels s’oppose à la « pathologisation » des personnes intersexes. L’essence du problème ? Au nom de règles de « normalité » établies par la société et le corps médical qui désigne des « troubles, anomalies, désordres du développement sexuel », les personnes intersexes se voient imposer, dès la naissance ou en cours de vie, des traitements qui vont à l’encontre des Droits de l’homme : mutilations, traitements à base d’hormones, stérilisations…

Une situation notamment dénoncée par l’Organisation des Nations unies, qui définit les personnes intersexuées comme étant « celles dont les caractéristiques physiques ou biologiques, telles que l’anatomie sexuelle, les organes génitaux, le fonctionnement hormonal ou le modèle chromosomique, ne correspondent pas aux définitions classiques de la masculinité et de la féminité. Et d’ajouter : Nul besoin de “corriger” le corps des enfants intersexes : ces enfants sont parfaits tels qu’ils sont ! »

Le droit à l’intégrité corporelle

« Il faut privilégier le terme “intersexe” ou encore “variations des caractères sexuels”, qui est clair, neutre et purement descriptif, souligne Londé Ngosso, cofondateur de Genres pluriels. De même, nous demandons à assurer le droit à l’intégrité corporelle, à l’autonomie physique et à l’autodétermination des personnes intersexes. »

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Parmi les revendications du milieu, majoritairement ignorées par les sphères médicales et politiques belges à ce jour : la fin des mutilations et autres mauvais traitements. Mais aussi l’information complète des personnes intersexes, et pour les mineurs, de leur entourage. Mais aussi, la formation approfondie de tout personnel (médical, social, juridique…) en contact avec les personnes concernées et la suppression de la mention de sexe ou de genre à l’état civil.

« Nos corps et nos caractères sexuels sont des variations saines et naturelles des sexes humains. Ces variations peuvent également porter sur la masse musculaire ou la répartition de la pilosité. Il en existe environ 48, qui peuvent se manifester à différents moments : lors d’une grossesse, pendant l’enfance, la puberté ou l’âge adulte. D’après les experts, entre 0,05 % et 1,7 % de la population mondiale naît avec des caractères intersexués. »

Ces disparités peuvent apparaître au gré de circonstances fortuites. Par exemple, lors d’une opération de l’appendice durant laquelle on découvre un testicule dans le ventre. Certaines personnes n’ont pas l’urètre au bon endroit, d’autres n’ont pas de vagin ou deux verges… Les variations s’intensifient aujourd’hui avec les problèmes environnementaux, les perturbateurs endocriniens, etc. Tandis qu’avec les avancées technologiques de pointe, les examens se multiplient. Or, jusque-là, les personnes non catégorisées « intersexes » vivaient pour la plupart normalement.

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Traitements imposés

« En outre subsiste une méconnaissance du corps humain par la médecine. Les études se limitent souvent à quelques types de pathologies, et l’on arrive à des aberrations telles que l’intersexuation, qui se retrouve dans la même catégorie que la zoophilie, dé­non­ce Londé Ngosso. De plus, les médecins ne sont pas toujours formés aux variations hormonales et aux doses de traitement adaptées. »
Pour les personnes intersexes, la dispense de soins peut également s’avérer problématique, voire humiliante. Lorsque Londé Ngosso s’est rendu aux urgences après une rupture du talon d’achille, au lieu de s’y intéresser, le médecin, plus préoccupé par la barbe de son patient, a convoqué des étudiants en désignant un cas d’hirsutisme.

L’intersexuation de Londé s’est décla­rée à l’adolescence. « J’ai pu accéder à mon dossier et constater que j’ai été assignée “fille”. Comme j’avais des ovaires polykystiques, j’ai notamment dû prendre une pilule contraceptive féminisante et de l’Androcur (traitement qui consiste à bloquer les hormones mâles). J’ai suivi les traitements prescrits et à 30 ans, tout a poussé : les poils, la barbe… Après dix ans, j’ai tout arrêté. Je n’avais pas besoin de tout ça, j’étais en très bonne santé. En plus, tout cela m’a coûté énormément d’argent. » Le syndrome des ovaires polykystiques (SOPK) concernerait entre 5 et 10 % des femmes et dérive d’un déséquilibre hormonal. Il se caractérise notamment par une hausse inhabituelle de la production d’androgènes dans les ovaires, et leur volume peut augmenter.

Méconnaissance et approche patriarcale

Sylviane était également porteuse du syndrome. Son vécu reste traumatisant. « J’ai été envoyée chez un gynécologue à 12 ans qui a mesuré la taille de mon clitoris et décidé de m’exciser. Ils expliquaient des choses à ma mère que je ne comprenais pas. Cette zone me fait toujours très mal. Vers 15 ans, je prenais trois traitements, dont l’Androcur, généralement prescrit aux pervers sexuels et dont la prise ne doit pas excéder les six mois en raison des effets secondaires. Pour les personnes intersexes, cette durée est prolongée. J’ai aussi dû prendre des pilules de la troisième génération aux effets très critiqués, censées rendre les femmes plus féminines, favoriser les formes et une poitrine plus généreuse.»

Plus tard, comme Sylviane se plaignait de douleurs dans le bas-ventre, on lui a diagnostiqué une endométriose. Elle refuse alors qu’on lui ôte l’utérus et les ovaires, et s’en félicite d’autant plus qu’elle a aujourd’hui un enfant de 16 ans. Mais n’ayant pu consulter son dossier médical (un interdit levé il y a peu, mais toujours soumis à restrictions), son corps reste un mystère : « J’ai quelque chose censé être un clitoris, mais qui ne fonctionne pas. Je ne sais pas si j’ai eu autre chose avant ou rien, si j’ai été opérée ou non une première fois dans la petite enfance… Mes parents sont décédés quand j’avais 23 ans, et on ne parlait pas trop de ça à l’époque. » Elle pointe également une médecine patriarcale. « Il y a à peine quelques années que l’on a découvert le fonctionnement du clitoris et ce sont d’ailleurs des femmes qui se sont penchées sur la question. »

Recours difficiles

Ces pratiques décriées ont des effets souvent irréversibles sur la vie des intersexes. Mais la défense face à ces actes imposés reste compliquée dans de nombreux pays comme la Belgique ou la France, où les lobbies sont très actifs, rendant très difficiles les conditions pour pouvoir porter plainte pour faute médicale. Or du point de vue législatif, tout existe : des normes internationales de protection de l’enfant, du respect de son intégrité physique, des recommandations de l’ONU (en matière des droits de l’enfant, contre la torture, pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes) et du Conseil de l’Europe (résolution 2191, recommandation CM/Rec(2010)5)… mais elles ne sont pas appliquées dans ces cas-ci. Même si le milieu médical affirme évoluer, dans la pratique, de nombreuses opérations et traitements sont encore subis pour des raisons esthétiques ou des cas jugés à risques, souvent surévalués.