Spécialiste de la philosophie politique, Pierre-Henri Tavoillot est professeur à la Sorbonne, président du collège de philosophie et auteur de nombreux ouvrages sur des questions comme la philosophie des âges de la vie, les abeilles ou la démocratie. Son dernier livre « De mieux en mieux et de pire en pire » porte un regard remarquable et philosophique sur l’ensemble des enjeux de notre présent : le vieillissement, la laïcité, le jeunisme, l’éducation, le terrorisme.
Le titre de votre dernier livre : De mieux en mieux et de pire en pire, c’est un peu votre diagnostic sur le monde d’aujourd’hui. Entre la nostalgie du passé et la crainte de l’avenir ?
Je crois qu’il y a deux tentations. On n’arrive pas vraiment à aborder ou aimer notre présent, en étant soit dans la nostalgie, soit dans la crainte de l’avenir. Et le présent lui-même, on a plutôt tendance à le critiquer, à le dénoncer. On aime beaucoup détester notre temps ! De mieux en mieux ou de pire en pire ? J’aurais tendance à dire les deux. Et c’est comme ça qu’on aborde le réel. Avec une notion de tragique, à savoir l’idée que tout ne s’améliorera pas, qu’il n’y a pas de solution miracle. Mais tout ne va pas si mal : quand on regarde nos démocraties avec un peu de recul historique, on se rend compte que nous vivons plus longtemps, que les guerres se sont éloignées, qu’en matière de santé, on a fait des progrès époustouflants. Réjouissons-nous un peu ! On hésite toujours entre deux attitudes philosophiques, entre le verre à moitié plein et le verre à moitié vide. Mais je crois que pour retrouver la force de l’action, il faut éviter un pessimisme excessif.
Le philosophe est tragique ou pessimiste ?
Pessimiste, parce que pour consacrer sa vie à rester assis à un bureau, à lire tous ces livres… il faut quand même avoir l’idée que le philosophe va sauver le monde. Et si c’est le cas, c’est que ce monde va très, très mal. Sinon, à quoi bon sacrifier sa vie pour ça ? Donc le pessimisme du philosophe lui permet d’avoir des pensées profondes. Alors que pour l’optimiste, tout va bien donc il n’y a rien à penser. Le pessimiste le plus profond ne peut pas évidemment s’empêcher de penser que sa pensée précisément va sauver le monde. Donc il y a encore quelque chose à faire, même s’il est très, très pessimiste. Donc je crois que le pessimiste est toujours un optimiste qui s’ignore.
Vous avez coécrit un livre avec votre frère sur l’abeille. En quoi constitue-t-elle une forme de métaphore du monde d’aujourd’hui ?
Ce livre est une aventure très particulière parce que mon grand-frère – on a 13 ans d’écart – est apiculteur en Haute-Loire et il a une formation de philosophie. Et en discutant ensemble, on s’est dit que finalement les philosophes avaient beaucoup parlé des abeilles. On a creusé l’idée et on s’est aperçu 20 ans après qu’on pouvait faire une histoire de la philosophie en suivant le délicat vol de l’abeille. Parce que l’abeille, depuis les origines, apparaît comme une espèce de métaphore de l’humanité, un baromètre de son destin. C’est un être intermédiaire qui sert à penser les frontières, à penser les limites. Nature-culture, vous voyez ? L’abeille est à la fois très naturelle, elle vit à l’état sauvage, et elle est très culturelle. Ça ressemble diantrement à une cité, cette ruche […] La transition de la vie apicole en politique est époustouflante. L’abeille a servi à penser tous les régimes – monarchie, aristocratie, république, anarchisme… – et tous les systèmes de pensée politique – communisme, libéralisme… Ainsi le premier texte du libéralisme politique, c’est la fable des abeilles de Mandeville qui fonde une tradition de philosophie politique. Notre défi a donc été de raconter l’histoire de la philosophie en suivant les abeilles.
Vous avez écrit un autre livre passionnant Qui doit gouverner ? Une brève histoire de l’autorité. Aujourd’hui, qui gouverne « la ruche » de la cité ? La rue ? Les experts ? Les lobbies ? Le président de la République ? Ou le roi chez nous en Belgique ?
C’est le peuple. C’est la réponse, même à l’échelle mondiale. C’est ça qui est troublant.
C’est toujours le peuple ?
Oui ! Ce qui ne nous dit pas qui est le peuple… Mais c’est le peuple. C’est très étonnant. En 1750, tous les régimes étaient plus ou moins monarchistes. Aujourd’hui, tous les régimes ont quelque chose de démocratique. Même l’Iran.
Et même l’État islamique puisqu’il y a un chapitre dans votre livre sur Daesh ?
Absolument. Même l’État islamique défend l’idée d’une théo-démocratie. Alors bien évidemment, la souveraineté vient de Dieu, ça c’est clair. Mais le gouvernement émane des hommes. Donc d’une certaine façon, la démocratie, c’est le régime consensuel. Simplement, ce qui sépare tous ces régimes, bien sûr, c’est la réponse à la question : qui est le peuple ? Et ça, c’est une vraie énigme parce que : est-ce que le peuple comme vous le disiez c’est la rue ? Est-ce que c’est le Parlement ? Est-ce que ce sont les manifestants ? Est-ce que ce sont les journaux ? Est-ce que le peuple ce sont les experts ? Est-ce que le peuple c’est le peuple religieux ? Et donc le grand défi de la philosophie politique aujourd’hui – et c’est le sujet de mon prochain livre – c’est de tenter de répondre à cette question : qui est le peuple ? Si on pense que le peuple est unique, on va arriver vers des régimes despotiques. Si on pense que le peuple, c’est le prolétariat, on tombe dans le despotisme du prolétariat. Si on pense que le peuple, ce sont les élites, ça s’appelle la technocratie. Si on pense que le peuple, c’est la rue, ça s’appelle la démagogie. Si on pense que le peuple se résume à certains éléments de ses éléments, ça s’appelle le populisme. Et donc, il faut impérativement, pour apprivoiser la démocratie, essayer d’articuler une pluralité de conceptions du peuple. Il y a un peuple qui est la société, qui est l’État, qui est l’opinion. Et puis il faut envisager les rapports entre ces trois figures. Comment le faire ? Via une, une méthode qui fonctionne en quatre étapes : les élections, la délibération, la décision et la reddition de comptes. Voilà le peuple. Le véritable peuple de la démocratie, c’est plus une méthode qu’une figure. C’est plus une démarche qu’un visage.
Qui fixe les règles de cette méthode ?
Elles sont fixées presque de manière rationnelle. Il y a une certaine manière d’envisager les élections, au départ, point de principe démocratique. L’élection est aristocratique. On élit. Donc les élus forment l’élite. Pour les auteurs de l’Antiquité, la seule procédure démocratique, c’est le tirage au sort. Mais qu’est-ce qui a rendu l’élection démocratique ? C’est une histoire passionnante. Le suffrage universel, la représentation, la campagne électorale ouverte sont autant d’éléments qui ont rendu l’élection démocratique alors qu’elle ne l’était pas au départ. Il faut délibérer. Depuis Périclès, on le sait. La démocratie est bavarde. Selon l’adage : « La dictature, c’est “ferme ta gueule” ; la démocratie, c’est “cause toujours”. » On peut aimer ce bavardage, mais il ne faut pas le confondre avec la délibération. Parce que délibérer, c’est discuter ensemble pour prendre une décision. Comment décider en démocratie ? Pour décider, on a besoin d’un chef, d’un « prince ». Et ça, on a beaucoup de mal à l’envisager en démocratie. On est tous égaux, pourquoi y aurait-il un prince ? Je crois que pour sauver la démocratie, on a besoin de ce « moment de prince », ce moment de décision. Mais, à condition que ce prince rende des comptes.
Il y a un chapitre dans votre dernier livre sur la laïcité. Face au fondamentalisme, à l’intégrisme, aux réflexions sur les discriminations, quel est le regard que vous portez sur le vivre ensemble aujourd’hui ?
C’est vrai qu’il me semble qu’il y a deux types de laïcité. Pour le dire très franchement, avant les attentats, j’étais dans une perspective de ce qu’on appelait la laïcité libérale. C’est-à-dire une laïcité qui tolère effectivement toutes les différences, tous les signes différenciés, etc. Depuis, la situation s’est tendue et j’ai évolué avec l’idée qu’il y a certains adversaires de la liberté qui utilisent la liberté pour des fins qui visent à la détruire. Et que là-dessus, il ne faut pas être naïf. Et donc il faut être extrêmement vigilant : il y a des signes religieux qui ne sont pas l’expression légitime d’une conviction et d’une foi, mais qui sont des actions politiques. Et ces signes religieux, il faut, de ce point de vue-là, les combattre en restant dans une logique démocratique et de droits. Mais sans naïveté. Sans être trop dans un éloge, disons idyllique, de la tolérance. Il faut être attentif à des logiques, à des idéologies dont le but est de détruire la démocratie.
C’est la formule : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » ?
Il ne faut pas que d’une certaine façon ces attaques nous contraignent à renoncer à nous-mêmes. Parce qu’évidemment ce serait leur victoire, bien sûr. Mais il faut être, de ce point de vue là, dans une logique de combat. Les adversaires, on peut discuter avec eux ; les ennemis, il faut les combattre. Ce pour quoi la laïcité aujourd’hui est un légitime espace de débat. Avec, certes, beaucoup de polémiques en France, beaucoup de querelles. Je pense que ces querelles sont saines, je ne veux pas du tout défendre une thèse plutôt qu’une autre, mais il faut toujours avoir en tête qu’à un moment donné, il faut repérer ce qui relève de l’adversaire intellectuel et ce qui relève de l’ennemi politique. Et là, une logique de combat s’impose.