Espace de libertés | Octobre 2018 (n° 472)

Parmi les « nouveaux droits », ceux qui portent sur les animaux sont les plus sensibles. Au-delà de leur protection, d’aucuns estiment que les animaux devraient bénéficier de plus d’outils juridiques en leur faveur afin d’affirmer leurs droits fondamentaux. Pour eux et non dans une vision utilitariste par et pour l’homme.


Les animaux aussi disposent de leur déclaration universelle. Nous en fêtons cette année le quarantième anniversaire. Et si cette célébration fait moins de bruit que celle consacrée à sa consœur – la DUDH, si besoin est de le rappeler NDLR – c’est probablement pour une raison simple: elle n’a fait l’objet d’aucune adoption par une instance législative ou réglementaire et reste à ce jour dépourvue de toute portée juridique.

Est-ce à dire que les animaux sont considérés par le droit comme de simples choses dont l’humain dispose à sa guise? Comme souvent l’histoire est écrite par ceux qui cherchent à la mobiliser. L’histoire législative des rapports entre humains et animaux ne fait pas exception à la règle, et dépeindre la protection des premiers comme quasi infaillible et celle des seconds comme totalement inexistante est monnaie courante chez ceux qui cherchent à améliorer leur sort. Mais, comme dans la majorité des cas, les choses sont plus complexes. D’une part, parce que la protection parfois présentée comme parfaite des «droits humains» se révèle souvent, à l’usage, une bien piètre alliée. En particulier pour ceux qui sont laissés sans capacité matérielle de la mobiliser. D’autre part, parce que de nombreux systèmes juridiques dans le monde sont loin de laisser aux humains le droit de traiter les non humains à leur entière discrétion.

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Les règles juridiques belges, européennes et internationales prévoient depuis longtemps des limitations variées au droit des humains d’exploiter la faune. Ces limitations sont toutefois aujourd’hui considérées comme insuffisantes par un nombre croissant de citoyens, ce qui amène la proposition d’accorder des droits (fondamentaux) aux animaux à un niveau de visibilité qu’elle n’avait encore jamais atteint.

Des objets juridiques de protection et d’exploitation

Les protections juridiques accordées aux espèces animales sont souvent évaluées à hauteur d’une absence: celle des droits fondamentaux. Cette absence est réelle: seuls les membres de l’espèce humaine sont titulaires en propre des droits reconnus dans les nombreux textes protégeant ce qu’il est convenu d’appeler les droits humains. Les «animaux non humains», en tant qu’individus, ne sont pas considérés par le droit belge, européen ou international comme les titulaires juridiques de droits (fondamentaux ou non). Faire des individus les titulaires de droits n’est toutefois pas la seule manière de leur accorder une protection, et cette absence ne doit donc pas faire oublier les nombreuses dispositions existantes en matière de protection animale dans les systèmes juridiques contemporains.

Certains «animaux non humains» sont protégés par le droit en tant que «richesse» ou «ressource» naturelles. Cette protection s’exerce à travers les très nombreux textes qui interdisent la chasse ou le commerce de certains animaux ou encore des dispositions qui concernent la préservation de leur habitat. Il s’agit dans la majorité des cas de bêtes sauvages. Issue de la pensée écologique, cette vague législative vise à protéger la faune comme une partie de l’environnement.

Le droit dispose en outre d’un volet centré sur les espèces qui sont aux mains de l’homme au quotidien: animaux d’élevage, de compagnie, de laboratoire. Cette protection juridique est aujourd’hui essentiellement pathocentrée. L’idée principale étant de protéger de la douleur les animaux capables de la ressentir. De très nombreux textes, souvent assez anciens (années 1960 et 1970) organisent les rapports des humains avec certaines espèces non humaines selon celle logique en prévoyant les règles en matière de transport d’animaux ou d’expérience en laboratoire. Ces textes concernent le plus souvent les vertébrés dont les mécanismes physiologiques sont les mieux connus et les circuits d’expérimentation de la douleur les mieux documentés. C’est en matière d’animaux de laboratoire que la réglementation est (à tout le moins du point de vue européen) la plus ambitieuse puisqu’elle a adopté l’idée que l’objectif (dans un monde idéal) serait de pouvoir se passer totalement d’eux. C’est la logique des 3 R (replace, reduce, refine) qui guide la majorité de ces législations. Elle permet de comprendre qu’il soit aujourd’hui interdit en Europe de faire des expériences sur des animaux pour tester des produits cosmétiques et que les méthodes préférées (en théorie) en recherche médicale soient les tests in vitro et in silico (via modélisation informatique). Il reste toutefois plus de 11 millions d’animaux dans les laboratoires européens. En matière d’élevage, la logique est moins révolutionnaire. Les législations ne cherchent pas à supprimer (ni à diminuer) le recours aux animaux d’élevage mais simplement à améliorer leurs conditions de vie, de transport et d’abattage.

Des animaux titulaires de droits (fondamentaux)

Le fait que le droit protège certaines espèces en tant que partie de la biodiversité ou en tant qu’êtres capables de souffrance, semble s’avérer aujourd’hui insuffisant pour de nombreux groupes de défense des animaux. Une grande partie de la critique, en matière juridique, est centrée sur le fait que ces derniers sont toujours objets de protections et jamais titulaires de droits, en particulier de droits fondamentaux. Cette revendication se fonde sur une littérature en majorité anglo-saxonne qui envisage explicitement, depuis le milieu des années 1970, la question animale comme un prolongement de la lutte pour les droits civils et politiques. Peter Singer, dès la première page de ce qui constitue indéniablement le livre le plus important de ce mouvement (Animal Liberation, 1975), considère que la domination des humains sur les «animaux non humains» est une «tyrannie qui a causé et qui cause toujours une somme de souffrances qui peut uniquement être comparée à celle qui a résulté de siècles de tyrannies des humains blancs sur les humains noirs». En se basant sur ce narratif, faire accéder les «animaux non humains» à l’ensemble des droits accordés aux humains s’est rapidement imposé comme un objectif politique de ceux qui cherchaient cette «libération animale».

En acceptant l’enfermement arbitraire des grands singes, vous discriminez ces “personnes” pour la simple raison qu’elles ne sont pas humaines.

Depuis quelques années, cet agenda s’est déplacé des livres vers les prétoires. Au Brésil, en Argentine et aux États-Unis, des groupes défense se sont portés devant les cours et tribunaux pour tenter de faire reconnaître par la voie judiciaire ce qu’ils ne sont pas arrivés à faire adopter par voie législative. Dans ces trois pays, les arguments ont été globalement les mêmes. Les groupes de défense se sont emparés de la situation de grands singes (orangs-outans et chimpanzés) enfermés dans des zoos et des laboratoires. Ils ont alors utilisé une disposition légale appelée qui donne le droit à n’importe quel citoyen de demander à un juge de vérifier la légalité de l’enfermement d’une «personne». Leur argument est que ces grands singes sont des «personnes». Se fondant sur les expertises de primatologues renommés, ils ont tenté de démontrer que les grands singes sont si proches des humains sur les plans physiologique et psychologique que les raisons qui ont poussé le législateur à interdire l’enfermement arbitraire des humains ne peuvent que l’amener à souhaiter le même destin pour les primates. L’accusation faite aux tribunaux était celle d’une discrimination spéciste: «En acceptant l’enfermement arbitraire des grands singes, vous discriminez ces personnes pour la simple raison qu’elles ne sont pas humaines.»

Plus que des «biens»

Aux États-Unis, les échecs de ces arguments ont été successifs. La majorité des juges ont refusé d’aller au fond, se dessaisissant sur la base de problèmes formels. Le seul juge à avoir vraiment apporté un argument de fond s’en est référé au contrat social, prétextant que les animaux (incapables, selon lui, de remplir des devoirs en société) ne pourraient se voir accorder de droits. C’est finalement en Argentine que la décision a été la plus spectaculaire puisque le système judiciaire y a reconnu que les animaux non humains étaient titulaires de droits. Un tribunal a même ordonné à un zoo de libérer une femelle orang-outan au nom de son «droit à vivre dans un environnement et dans des conditions propres à son espèce» (2016). Outre l’Argentine, c’est en Inde que les décisions à l’égard des animaux ont été les plus étonnantes. En 2015, la Cour suprême de New Delhi a en effet considéré que «toutes les espèces ont un droit inhérent à la vie et doivent être protégées par la loi, sous réserve des exceptions de nécessité». Sur la base de cette décision, un juge a ordonné la libération d’oiseaux au nom de leur droit à la liberté. Saluées pour leur caractère révolutionnaire par les organisations de défense des animaux, ces deux décisions (indienne et argentine) ne doivent pas leurrer. Certes, elles opposent aux très nombreux jugements dans lesquels les bêtes sont considérés comme de simples biens, une vision du droit dans laquelle la vie et le bien-être des «animaux non humains» occupent une place centrale. Mais elles ne révolutionnent pas les sociétés argentine et indienne au point que tuer ou détenir des animaux y soit devenu interdit en toutes circonstances.

C’est en réalité à des glissements interprétatifs que l’on assiste. Par l’intermédiaire de jurisprudences, un système qui interprète les dispositions favorables aux animaux de manière de plus en plus large est en train de naître. Ce travail des juges s’accompagne aujourd’hui de certaines incitations politiques. Le législateur européen comme de nombreux législateurs nationaux ont récemment adopté des textes reconnaissant le caractère sensible des «animaux non humains». Ce sera peut-être bientôt le cas en Belgique puisque l’insertion d’un article dans la constitution à ce sujet est actuellement à l’étude dans les Chambres. Selon sa formule actuelle, il prévoirait que: «Dans l’exercice de leurs compétences respectives, l’État fédéral, les communautés et les régions veillent au bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles.» C’est aussi ce qui est prévu en substance par le Code wallon du bien-être animal, actuellement en discussion à Namur. La redéfinition juridique des rapports entre «animaux humains» et non humains est donc un sujet à suivre dans les années à venir.