Espace de libertés | Octobre 2018 (n° 472)

Droit proclamé vs droit effectif. Un entretien avec Diane Roman


Dossier

Les droits qualifiés de « sociaux et économiques » font partie du deuxième catalogue de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH). Ils demeurent fragiles et régulièrement interrogés, tant par les citoyens que par la justice et la sphère économico-politique. C’est toute la tension entre la proclamation d’un droit et son effectivité. Démêlage d’une question technico-juridique, mais qui nous concerne de très près, avec Diane Roman, professeur de droit public à l’Université de Tours, spécialisée dans les droits fondamentaux.


Les droits sociaux sont-ils inscrits dans les droits fondamentaux ?

La grande nouveauté de la DUDH, en 1948, était d’offrir un catalogue complet des droits que l’ordre international naissant voulait proclamer. Cela se traduit par la reconnaissance, pour la première fois, de droits à caractère économiques et sociaux. La DUDH contient en effet un volet de droits sociaux, notamment dans son article 25, qui reconnaît le droit à la protection sociale, dans différentes circonstances. Il s’agissait vraiment d’un texte ambitieux. Mais la particularité de la DUDH, c’est de ne pas avoir de valeur juridique contraignante. Ce n’est pas un traité international, mais une simple résolution de l’Assemblée générale des Nations unies. Et donc pour donner une valeur contraignante aux droits que la Déclaration reconnaissait, il fallait passer par la voie de la transcription dans des pactes internationaux qui ont été adoptés en 1966.

Pourquoi avoir scindé le catalogue complet de la Déclaration universelle en deux instruments ?

Et bien justement en raison des désaccords idéologiques des États qui étaient cristallisés par la Guerre froide. Deux pactes ont donc été adoptés. L’un sur les droits civils et politiques, l’autre sur les droits économiques, sociaux et culturels.

Comment définir les droits économiques et sociaux ?

On peut définir les droits économiques et sociaux de plusieurs manières. Selon une approche descriptive, en énumérant le droit à l’instruction, à la sécurité sociale, au travail, à la protection de la santé. On peut aussi avoir une approche plus dynamique, avec un souci de cohérence entre ces différents droits qui ont un objectif de protection de la dignité de la personne : parce qu’il est évident que vivre dans la misère, ce n’est pas vivre : c’est survivre. C’est donc difficile de donner une définition globale… Ce sont bien des droits fondamentaux reconnus à toute personne, mais qui ont une finalité particulière qui est celle d’assurer une protection matérielle aux individus et donc de corriger les excès du libéralisme, en assurant une protection dans le champ économique et social.

Quand vous parlez des excès du libéralisme, ce sont des paramètres qui se sont installés par la suite ?

C’est difficile de donner une version diachronique de l’histoire des droits fondamentaux et des droits économiques et sociaux en particulier.Par exemple, si on se réfère à ce qui est considéré comme le moment fondateur de la reconnaissance des droits de l’homme, le XVIIIe siècle avec la Révolution française, la proclamation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, que voit-on ? Que d’un côté il y a eu un mouvement révolutionnaire qui était aussi – mais pas seulement – porté par des préoccupations d’ordre matériel ! Ce que réclamait le peuple dans les cahiers de doléances, c’était du pain, la fin de la misère. Cette revendication d’une protection contre la pauvreté ne s’est pas du tout traduite dans le texte symbolique de 1789 qui, lui, ne contient que des droits dits civils et politiques. Pourquoi ? Parce qu’au moment de la révolution, au sein de l’Assemblée nationale française, on est convaincu que si l’on abolit les privilèges, si l’on proclame la liberté et l’égalité, nécessairement le bien social suivra. Mais cela ne va pas fonctionner. Au contraire. Et on arrive au XIXe siècle avec la prise de conscience de l’horreur du capitalisme. Cette prise de conscience se manifeste au travers de différents rapports, au XIXe siècle, qui constatent les conditions de vie effroyables dans les usines, avec des enfants qui y travaillent dès l’âge de 4 ans, et une mortalité effarante liée aux conditions de travail extrêmes. Parallèlement, les mouvements, socialistes, communistes, anarchistes réclament un autre ordre politique et social. Le droit va mettre beaucoup de temps avant d’entendre et de caractériser cette revendication. Finalement, ce sera en France, sous la Troisième République, que des lois sociales seront reconnues, mais sans que cela entre vraiment dans le champ des droits de l’homme. La législation sociale qui est adoptée à la fin du XIXe, début du XXe siècle, est davantage une législation qui entend mettre en œuvre le principe de solidarité que la garantie effective des droits fondamentaux. Finalement, en 1948, la DUDH marque l’aboutissement d’un processus d’intégration de la question sociale dans les droits fondamentaux.

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Finalement, on retrouve aujourd’hui des questions qui étaient déjà posées fin du XIXe siècle. Et malgré le fait que les droits ont été proclamés, ils ne sont pas garants pour autant d’une justice sociale.

En effet. C’est toute la tension entre la proclamation d’un droit et son effectivité. Mais ce n’est pas spécifique aux droits économiques et sociaux. Le droit à la liberté de déplacement et à la non-discrimination sont aussi garantis par les textes internationaux sans pour autant être toujours réellement appliqué. Il y a hélas ! un écart entre la proclamation d’un droit et sa réalisation effective.

Vous citez toujours les droits économiques et sociaux ensemble. Sont-ils intrinsèquement liés ?

C’est vrai que c’est la terminologie habituelle. On parle même de droits économiques, sociaux et culturels, pour désigner des droits qui seraient d’une essence différente des droits dits civils et politiques. Je ne suis pas convaincue par cette distinction. Toute la philosophie contemporaine des droits humains tend au contraire à montrer qu’il y a un principe d’indivisibilité entre les droits fondamentaux et que l’on ne peut pas diviser telle catégorie de droits face à telle autre. C’est pour ça qu’il faut d’ailleurs être prudents par rapport à l’idée de génération de droits. Si l’on veut effectivement protéger la vie et la dignité humaine, il faut aussi qu’il y ait des conditions socioéconomiques qui soient remplies.
Nous sommes très proches de la notion d’État providence finalement. Des concepts qui s’entremêlent ?

Oui, si on considère que la réalisation effective des droits sociaux suppose une intervention active de l’État pour réguler le jeu du marché. Encadrer la sphère de l’activité professionnelle, mettre en place des services publics, accorder des prestations, tout ceci permet de rendre effectifs les droits sociaux. Mais l’État providence et les droits sociaux relèvent de deux registres, aussi bien politiques qu’intellectuels. La reconnaissance des droits sociaux s’inscrit dans le cadre du modèle de l’État de droit où les pouvoirs publics, la société, acceptent de s’engager à respecter les droits fondamentaux. Et donc l’État met en place des outils pour contrôler sa propre action. L’un des moyens privilégiés, c’est le recours au juge pour sanctionner un manquement à cet engagement, et donc une violation des droits fondamentaux. Dans le registre de l’État providence, le rôle du juge n’est pas nécessairement le plus développé puisque c’est plus un modèle de démocratie politique et sociale.

Les droits sociaux sont-ils davantage effectifs dans les États où les juges peuvent les faire appliquer ?

Ce que l’on constate, c’est que, paradoxalement, il y a certains pays où les juges peuvent être extrêmement audacieux et ne pas hésiter à déclarer la valeur constitutionnelle d’un droit social, comme le droit à la protection de la santé, et à l’affirmer de façon très solennelle dans les décisions. Je pense notamment à l’Inde ou à la Colombie où il y a des jurisprudences sont vraiment frappantes par leur audace. Et pourtant ce sont des pays où les inégalités sociales sont extrêmes et où la pauvreté peut être vraiment criante. Donc de belles décisions de justice ne garantissent pas nécessairement des conditions socioéconomiques satisfaisantes pour l’ensemble de la population.

Comment l’expliquez-vous ?

Je pense que c’est justement parce qu’il y a une sorte d’impasse du politique dans ces pays, parce que les cartes du jeu n’étaient pas rebattues que des activistes ont pu se servir de l’arme du droit et obtenir des décisions importantes. On a de très belles décisions de la Cour suprême indienne sur le droit à l’alimentation, sur le droit à la protection de la santé, qui affirment que l’accès aux hôpitaux est un droit fondamental qui doit être reconnu à toutes personnes. Pour autant, je ne suis pas sûre que quand on est un ouvrier, les conditions d’accès à l’hôpital sont meilleures en Inde qu’en Belgique. Dans des pays comme la Norvège ou la Suède, on a très peu de décisions de justice qui affirment de façon générale et générique un droit naturel et social, parce que ce droit est déjà mis en œuvre par d’autres procédés extrajudiciaires, par la loi, par la négociation collective. Donc l’arme du droit peut servir en dernier recours pour débloquer une situation qui est complètement nouée politiquement.

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En Belgique, on entend régulièrement que les droits sociaux sont détricotés. Cela correspond-il à la réalité ?

Il y a plusieurs façons de répondre à cette question. Sur le plan du discours, ce que l’on constate, c’est que, alors que les droits sociaux étaient considérés comme un acquis, avec une légitimité politique identique à celle des droits civils et politiques, cette légitimité-là est très clairement discutée désormais. C’est-à-dire, lorsque des responsables politiques parlent du « cancer de l’assistanat », tel Laurent Wauquiez, il y a quelques années en France, ou quand le président de la République dit que « l’aide sociale coûte un pognon fou » et que cela ne fonctionne pas. On voit bien que ce qui est remis en cause, c’est la légitimité du droit à la protection sociale. L’idée est que l’aide sociale doit être résiduelle et que ce qui compte c’est la responsabilité individuelle. Sur le terrain, l’on observe aussi une dégradation très nette des différents services publics : qu’il s’agisse du personnel soignant à l’hôpital, du personnel qui travaille dans les différents organismes sociaux chargés de verser les prestations sociales, dans l’éducation, on a le même son de cloche face à la baisse de budget et une pression pour une meilleure rentabilité. On observe de fait une dégradation des conditions de travail et de fonctionnement de ces services publics.

Un juge pourrait-il faire appliquer des droits qui sont en déliquescence ?

Ça supposerait que la conscience politique et sociale des juges soit renforcée. Ce que l’on constate souvent chez les juges européens, c’est une tendance à une certaine déférence à l’égard du pouvoir législatif et un refus de s’immiscer dans des questions qu’ils considèrent comme étant d’ordre économique et donc politique, et dépassant leur champ de compétences. Ce qui est, d’un point de vue théorique, discutable. Dans la Convention européenne des droits de l’homme de 1950, que la Cour est chargée d’appliquer, il n’y a pas de droits de nature économique et social. Ce sont uniquement des droits civils et politiques. Pendant longtemps, la Cour a cependant considéré que les droits civils et politiques qu’elle garantit ont des prolongements économiques et sociaux. Par exemple, en 1976, elle a pu considérer que le droit à être jugé dans un délai raisonnable et de façon équitable (article 6 de la Convention) impliquait un droit à l’aide juridique, c’est-à-dire le droit de pouvoir bénéficier gratuitement de l’assistance d’un avocat. Mais aujourd’hui, la Cour est devenue extrêmement prudente quand il s’agit de reconnaître des conséquences économiques et sociales aux droits civils et politiques, parce que sa légitimité propre est critiquée de toutes parts. On le voit malheureusement en Belgique avec les déclarations à l’égard de la solution de la Cour en matière d’enfermement des enfants migrants : les déclarations du gouvernement, qui tourne complètement le dos à ses condamnations. La Cour joue un jeu de real-politik, elle ne veut pas braquer les États contre elle. Les cours constitutionnelles sont souvent composées de personnalités proches du pouvoir et il y a donc une sorte de coopération mutuelle entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Cette proximité des élites fait qu’il y a tout intérêt à ce que le système ne soit pas subverti. Ce n’est certainement pas des Hautes Cours que l’on peut attendre des solutions subversives. En revanche, certains juges de première instance ont marqué l’histoire par des décisions tout à fait novatrices. On peut citer l’affaire « du bon juge Magnaud », à la fin du XIXe siècle, en France, à propos d’une fille-mère qui, mourant littéralement de faim, avec un enfant en bas âge, a volé une miche de pain à son cousin boulanger. Le cousin a porté plainte et elle fut déférée devant le juge. Mais pour la première fois, celui-ci a décidé de relaxer la prévenue en invoquant, ce qu’il qualifiait être un « état de nécessité ». C’était la première fois que le terme était employé en droit français, en choisissant de privilégier la vie sur la propriété.

On observe, comme c’est le cas actuellement, que quand les droits sociaux régressent, l’attrait pour le populisme croît. Ne passons-nous pas à côté de la clé de voûte de notre société ?

Absolument. Et c’est pour cela que je ne suis pas à l’aise avec cette expression de première et de seconde génération de droits. Tous les droits humains sont interdépendants et indivisibles. Les droits fondamentaux sont interdépendants, ils se nourrissent mutuellement et c’est complètement fallacieux de les opposer. Mais cela suppose aussi de définir le modèle politique que nous voulons. Un modèle dans lequel à la fois la liberté est garantie, et aussi l’égalité. Et cette égalité, elle passe aussi par des moyens de redistribution sociale.