Espace de libertés | Octobre 2018 (n° 472)

Des idées et des mots

Directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris, le philosophe québécois Alain Deneault se taille depuis plusieurs années une réputation flatteuse, avec des essais fulgurants. Son dernier livre en date est en réalité un kaléidoscope d’articles déjà parus en ordre dispersé au Canada, en France et en Belgique, mais qui trouvent ici une certaine cohérence en offrant un portrait en ombres chinoises de notre monde comme il va en ce moment. C’est-à-dire pas très bien. Il y aborde des sujets apparemment aussi éloignés les uns des autres que les présidentielles françaises de 2017, les politiques d’extrêmes, la violence des multinationales, la capitulation des gouvernements face aux paradis fiscaux, le génocide industriel, la religion de l’entreprise, la médiatisation des sports de masse… Certes, c’est le rôle des Cassandre, et les philosophes ont généralement la carrure nécessaire pour l’endosser. Mais on trouve peut-être chez Deneault des accents renouvelés. Dans Faire l’économie de la haine. Essai sur la censure, il développe une critique acerbe des «nouveaux totalitarismes» qui frappent durement aux portes de nos sociétés par la conjonction du néolibéralisme, du triomphe des multinationales et du recul des États. Le coup d’œil d’Alain Deneault est résolument décentré, sa parole acérée, et ses accents anarchisants. Ses cibles favorites se concentrent néanmoins sur l’environnement médiatico-économique qui caractérise notre actuel modèle de société «de la communication». Ce n’est pas très optimiste, à la fin. Reste que le talent littéraire de l’auteur rendrait presque beau le sombre portrait qu’il croque de notre vie à tous. Qu’on en juge: «Que te reste-t-il donc? Sinon que d’être engoncé dans un complexe narcissico-casanier et y survivre en banlieue du monde. Être soi-même partie prenante de la calamité de l’époque voilée par des graphiques comptables, les statistiques enchevêtrées et les propos d’experts souriant tous les jours à leurs méprises de la veille. Avec cette monnaie de singe, se garder de la folie, consommer sa petite différence et trôner dans la principauté de son salon»… Que ces choses-là sont bien dites.