Fondateur du collectif Luna et de La Boîte à images, le photographe belge Christophe Smets a réalisé, avec la journaliste Céline Gautier, la série « Femmes et pauvreté » exposée à deux reprises au Centre d’Action Laïque. « Sangterra », son projet actuel, l’a mené à suivre et à interviewer des militant.e.s qui luttent pour la préservation de la Terre comme lieu de vie.
Pourriez-vous expliquer « Sangterra » en quelques mots ?
Le projet est né d’une double rencontre au Pérou, dans le cadre d’un reportage humanitaire pour Entraide et Fraternité, avec deux femmes menacées : une jeune avocate qui défend des activistes dans le domaine des droits humains et de l’environnement, et une Indigène propriétaire d’une terre envahie par un groupe minier qui veut lui racheter. J’ai ensuite lu le rapport de Global Witness, l’ONG référente en matière de rapports sur l’assassinat de personnes engagées pour leur activisme lié à l’environnement, et je me suis rendu compte de l’ampleur du problème. La Boîte à images a décidé de monter un projet multimédia, en collaboration avec Jean-Noël Lansival caméraman à la RTBF, et souhaite réaliser 25 capsules vidéo et 50 photos, en visant une diffusion multiple et diversifiée. Le but est d’en faire un outil à destination de la société civile belge et internationale, au-delà de l’intérêt artistique. La thématique est très porteuse : il y a beaucoup d’attention de la part de grandes ONG comme Amnesty International et Greenpeace. La pression sur l’environnement fait parler d’elle aujourd’hui, car ce problème touche directement les gens. Dans l’inconscient collectif, en Europe, on s’estime encore assez éloignés de cet activisme pour le climat. Pourtant, il y a des problèmes similaires en Europe de l’Est par exemple, ou même en Belgique à Arlon, avec la Zablière1. Au Royaume-Uni, avec Extinction Rebellion, on constate un durcissement au niveau du droit, une répression plus importante. Mais la pression y est plus « cachée », sous la table, que dans des pays où des tueurs sont engagés pour se débarrasser de militant.e.s. En Roumanie, il y a eu des gardes forestiers assassinés et des activistes qui défendent la forêt exploitée par la mafia qui utilise le bois comme biomasse.
Militer pour le climat, est-ce une façon de militer pour la santé circulaire ? Est-ce que les militant.e.s interviewé.e.s sont conscient.e.s de ce concept, qu’il soit nommé de la sorte ou non dans leur travail ?
Tout est lié, on le voit sur le terrain. Aux Philippines, par exemple, dans un petit village reculé où les gens vivent pauvrement de la pêche et de l’agriculture, un projet de port menace de tout détruire, car cela touche non seulement la préservation de l’écosystème mais aussi la vie des gens. Si on enlève leur habitat, on affecte aussi leur santé et donc également un ensemble de paramètres divers. Les situations comme celle-ci sont nombreuses, avec leurs spécificités. Mais partout, on retrouve des personnes qui défendent leur communauté, leur territoire, leur forêt, et qui partent de leur vécu. En Belgique, l’engagement est plus philosophique, lié à un combat global pour la préservation de la vie sur Terre. Il n’y a pas forcément de conscience commune de la santé circulaire au sein des militant.e.s. C’est plus terre à terre : ils essayent de sauver leur peau et leur manière de vivre. Mais cette conscience est présente chez celles et ceux qui sont investis de façon professionnelle, par le biais des ONG.
Quel est l’impact de la pandémie sur votre travail ? Êtes-vous resté en contact avec les autres militant.e.s que vous n’avez pas encore pu interviewer ?
L’impact est clair, avec l’interdiction de voyager depuis un an, mais le contact a été maintenu avec les militant.e.s. La pandémie n’a pas empêché le montage d’une partie des vidéos, la diffusion au Parlement européen grâce à la députée Marie Arena (responsable de la sous-commission des droits humains) et dans le cadre du festival Alimenterre aussi. On essaye de trouver les meilleures voies possibles en matière d’actualité et de quantité de diffusion. Cette thématique est encore relativement inconnue du grand public, donc on essaye de pousser à la prise de conscience.
Cristina Palabay est la secrétaire générale de Karapatan, une alliance d’individus, de groupes et d’organisations œuvrant pour la promotion et la protection des droits humains aux Philippines. Elle a reçu des menaces de mort qui l’obligent aujourd’hui à prendre des mesures de sécurité particulières. © Christophe Smets
Avez-vous constaté une différence homme-femme dans la façon de militer pour le climat ? Des discriminations ou des obstacles supplémentaires, par exemple ?
Je pense que non, de ce que j’ai vu jusqu’à présent. Aux Philippines, Zara Alvarez a été assassinée en août 2020. Quand on l’a rencontrée, elle avait un enfant en bas âge et elle avait conscience des menaces qui pesaient sur elle. Cela ne l’a pas empêchée de se mobiliser de manière frontale et concrète, tout en ayant peur pour son enfant. Son engagement collectif et sa volonté d’améliorer la situation étaient primordiaux et allaient très au-delà de sa propre personne. C’est quelque chose qui est très fort, que j’ai grandement ressenti dans les différents témoignages, hommes et femmes confondus. On ne peut pas dire qu’il y ait plus d’hommes que de femmes menacé.e.s, assassiné.e.s ou mis.e.s en prison. Est-ce qu’en étant femme, on se mobilise plus, car on rencontre plus de difficultés ? C’est difficile à dire, parce que je n’ai pas d’éléments concrets qui peuvent le confirmer à part l’impression parfois d’un engagement plus fort chez certaines d’entre elles.
Quand il sera à nouveau possible de voyager librement, quelles seront vos prochaines destinations ? Voyagerez-vous de la même façon qu’avant ?
J’espère qu’on voyagera comme avant. Si l’on reste bloqués, on s’adaptera. Mais je pense que ce sera possible avec le vaccin. La prochaine destination devrait être la Sierra Leone ou la Côte d’Ivoire avec une ONG qui traite de l’accaparement des terres. Le projet doit être diversifié, avec des profils différents et des situations vécues tant par des anonymes que par des personnes médiatisées.
Est-ce que le projet « Sangterra » est un outil de revendications politiques ?
Il est politique au sens où la politique consiste à s’intéresser à la ville, à notre lieu de vie, et donc à la Terre. C’est d’abord un outil d’information, mais aussi de sensibilisation pour permettre une prise de conscience et, par conséquent, de mener à l’action, sous des formes diverses. On a l’ambition d’aller dans les écoles montrer notre travail. Chacun est libre de s’approprier cet outil pour en faire quelque chose qui lui est propre.
1 La ZAD d’Arlon a été occupée du 26 octobre 2019 jusqu’à son évacuation le 15 mars dernier « afin d’empêcher la destruction de la sablière de Schoppach, sa forêt et ses espèces menacées par un projet de zoning PME », NDLR.