Espace de libertés | Mai 2021 (n° 499)

L’art et les gens, avant l’argent


Culture

Le 19 mars dernier, des centaines de personnes investissaient le Théâtre national avec la volonté de « visibiliser les luttes en cours dans une optique de convergence ». Un fameux défi ! Si le mouvement est né parmi les acteurs du monde artistique et culturel, il a effectivement très vite été rejoint par des militants revendiquant la régularisation des personnes sans papiers.


La pandémie a braqué les projecteurs sur les inégalités préexistantes. Elle les a aussi renforcées. La situation des lieux culturels subsidiés n’est pas comparable à celles des espaces de création et de diffusion plus informels. Il y a aussi d’innombrables différences entre les artistes, selon qu’ils sont reconnus ou non, qu’ils sont plus ou moins accompagnés et soutenus par des institutions, qu’ils pratiquent ou non des disciplines permettant le télétravail… Comme le fait remarquer Céline Estenne, autrice, performeuse et chercheuse en arts vivants, à l’occasion d’une rencontre organisée en ligne par Caroline Godart, codirectrice éditoriale d’Alternatives théâtrales, « pour certains artistes, la question vitale est “quand vais-je pouvoir jouer mon spectacle ?”, tandis que pour d’autres, c’est “comment vais-je payer mes factures ?” » Même si, bien sûr, les deux problématiques sont souvent intimement liées. Autour d’elle, Céline Estenne a vu « des femmes artistes avec enfants ramenées brutalement à la domesticité et la Covid-19 a reconfirmé à quel point la maternité a un impact sur la carrière professionnelle des femmes, ce qui est particulièrement vrai dans le milieu artistique ».

Plus une invitation qu’une occupation

« Depuis un an, les autorités ont choisi d’ouvrir les lieux qui font de l’argent plutôt que les lieux de lien », constate Denis Laujol, metteur en scène au Théâtre de Poche. Dans son entourage, il voit des personnes tomber dans la dépression et décide d’entrer en action. Quand, avec Émilienne Tempels, comédienne, il annonce au directeur du Théâtre national leur intention de l’occuper avec toutes les personnes qui les suivront, Fabrice Murgia se préoccupe d’abord de protéger les 80 travailleurs de l’institution, ainsi que le travail de répétition des artistes en résidence. « Nous avons “hermétisé” nos espaces et demandé aux occupants, dont le nombre varie entre 20 et 100, de respecter notre protocole sanitaire. Ce qu’ils ont fait de manière très responsable. On a travaillé main dans la main (NDLR : au figuré, sans doute). C’est d’ailleurs plus une invitation qu’une occupation, dans la mesure où ce théâtre est aussi le leur. Chaque année, je reçois une subvention avec la mission de faire en sorte que les artistes se sentent chez eux et de leur fournir des contrats d’artistes. »

Le délicat apprentissage de la démocratie

Les premiers journalistes arrivés sur place pour couvrir l’événement ont constaté une grande confusion mais, au fil des assemblées générales tenues chaque soir, la prise de parole et de décision par consensus s’organise. On instaure un système de gestes de communication de groupe, inspiré du mouvement citoyen Nuit debout : secouer les mains pour marquer son accord, former une croix avec les bras pour exprimer une objection, faire un rond avec les doigts des deux mains pour demander de recentrer le débat… L’AG est souveraine, même si celles et ceux qui y prennent part changent d’un jour à l’autre. Les règles évoluent et le mode de communication vers l’extérieur, vers la presse notamment, se précise. En AG, les participants sont invités à parler en « je », plutôt qu’en « on » ou en « nous ». Du côté des revendications, les occupants ont évoqué la régularisation des sans-papiers, la fermeture des centres fermés, le refinancement de l’hôpital public et l’indemnisation directe des personnes et structures, qu’elles soient subsidiées ou non, qu’elles disposent ou non d’un « statut », mais aussi la création de taxes sur les grandes fortunes, sur le surprofit corona et sur les transactions financières.

A collective of artists, workers in the cultural sector, and students occupies the Monnaie theater in Brussels to protest against the management of the health crisis by the federal government, especially concerning the employees in the cultural and artistic sector and the hospitality industry. Brussels, Belgium, April 3, 2021. Photograph by Valeria Mongelli / Hans Lucas. Un collectif d artistes, travailleurs dans le secteur culturel et etudiants occupe le theatre de la Monnaie a Bruxelles pour protester contre la gestion de la crise sanitaire de la part du gouvernement federal, notamment vis a vis des employes dans le secteur culturel, horeca et artistique. Bruxelles, Belgique, 3 Avril 2021. Photographie de Valeria Mongelli / Hans Lucas. (Photo by Valeria Mongelli / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP)

Le secteur culturel est entré en résistance, notamment en occupant les grands lieux culturels, tels que La Monnaie et le Théâtre national. © Valeria Mongelli/Hans Lucas/AFP


En journée, des groupes de travail planchent sur l’organisation pratique du lieu, sur la réalisation de banderoles, sur les revendications… La convergence des luttes est un art difficile. Les artistes ont trouvé normal d’exprimer leur solidarité avec d’autres secteurs particulièrement touchés par la crise sanitaire, comme les soins de santé ou l’Horeca qui, à son tour, soutient les occupants du lieu en offrant les invendus. Installé derrière le bar, Radouane, un jeune marocain ayant vécu sans papiers en France pendant cinq ans, propose café, sandwich ou encore salades, emballés individuellement, que lui a donnés un restaurateur solidaire.

Éviter l’entre-soi en investissant l’espace public

Depuis le 3 avril, des étudiants, étudiantes et travailleurs ou travailleuses du champ culturel occupent aussi le Théâtre de la Monnaie. En investissant un bâtiment fédéral et symbolique, ils s’adressent au gouvernement pour contester la hiérarchie de ses priorités et le traitement d’une crise à la fois structurelle, sociale, écologique et économique. Les interventions qui se déroulent chaque jour à 17 heures sur la place de la Monnaie sont préparées au Théâtre national. « Ce rendez-vous sur la place publique permet aux artistes de s’exprimer devant le citoyen et d’éviter l’entre-soi », souligne Fabrice Murgia. « Les organisations syndicales sont intervenues pour architecturer les luttes et pour faire avancer la concertation sociale. »

Selon Caroline Godart, « la pandémie est une tragédie mais, comme toutes les crises, elle a aussi permis de générer des solidarités et des initiatives de mise en commun des ressources pour protéger les plus vulnérables ». Céline Estenne ajoute que « certaines institutions, qui ont pu faire des économies dans la mesure où certains frais disparaissaient du fait de la fermeture, ont fait le choix de salarier des artistes en amont de la représentation pour un travail qui ne l’est généralement pas : fomentation de la première idée, préparation, travail de création et de recherche… »

Pour Fabrice Murgia, « les artistes et la culture jouent un peu un rôle d’opposition permanente, c’est-à-dire de remise en question, pas nécessairement virulente. Ils vont interroger et révéler des décisions liberticides, par la beauté, par des fictions, et créer du débat. Tous les endroits de la société qui créent du débat, du dialogue, dans l’espace citoyen, participent activement à la démocratie ». En cela, ils sont indubitablement… essentiels.