Selon Jacques Lacan, la culpabilité est un sentiment profondément ancré dans la nature humaine, aussi archaïque que la colère ou la joie. Bien sûr, on peut y chercher des traces d’un héritage judéo-chrétien, dans nos sociétés encore marquées par une éducation qui en joue. Mais elle a surtout une valeur morale ; elle nous pousse à être plus empathiques et encourage les actes de réparation. Somme toute, une bonne nouvelle ?
La culpabilité, cette émotion qui nous est si familière, traverse désormais tous nos gestes quotidiens. Depuis la prise de conscience de la crise environnementale, chaque acte anodin a pris des allures d’engagement citoyen tant les conséquences en sont parfois lourdes. Entre les discours antispécistes, l’engagement pour le climat, le boycott des produits issus de la mondialisation, le citoyen se perd. La crise environnementale est probablement ce qui a le plus exacerbé ce que le psychologue Leon Festinger a appelé la « dissonance cognitive » : nous sommes désormais en perpétuel décalage entre des valeurs morales et des comportements. Mais à force de trop de culpabilité, gare au risque de renoncer à tout comportement réparateur ou de céder à la tentation facile de ne plus y penser… Ou de faire porter à l’autre la responsabilité de tous nos maux.
Du champ des émotionsindividuelles au rôle de régulateur social
Aurélien Graton, maître de conférences en psychologie sociale, fait la distinction entre deux types de culpabilité : il y a d’abord celle qui, au niveau individuel, relève du domaine des émotions, ce qu’il appelle le « champ théorique des émotions » : « Le travail du psychologue sera alors d’analyser comment on ressent cette culpabilité, dans quelles circonstances et ce qu’elle va amener comme comportement. On ressentira de la culpabilité quand, par exemple, on a causé du tort à autrui. Cette culpabilité relève des émotions morales : c’est typiquement une émotion qui apparaît si une norme de moralité va être enfreinte. On l’utilise à la fois d’un point de vue individuel pour réguler ses propres comportements, et aussi d’un point de vue collectif en l’infligeant aux autres pour qu’ils régulent leur comportement. L’idée de causer du tort à quelqu’un fait référence aux notions de bien et de mal. Donc pour éprouver des émotions de culpabilité, il faut avoir acquis une forme de moralité dans une société. Cette norme vient de notre éducation, de notre culture, de notre environnement social. » Très présente dans nos sociétés occidentales, elle l’est moins dans d’autres cultures. Les sociétés asiatiques vont plutôt mettre la honte en avant, ce que le spécialiste en psychologie sociale appelle la « discrimination collective », qui consiste à exposer celui qui a commis une faute aux yeux de tous et à le sortir du groupe. Un sentiment ressenti comme très violent par nos sociétés, qui lui préfèrent la culpabilité et son corollaire, le mécanisme de réparation.
Mais il y a un autre type de culpabilité : celle qui relève du sens juridique où, si l’on a commis une faute, on risque d’être jugé par la société, collectivement. « Cette culpabilité-là peut être pour le coup un régulateur social », précise Aurélien Graton. « En effet, elle peut se muer en responsabilité collective dans des crises comme le réchauffement climatique ou la crise de la Covid-19, car ce sont typiquement des problèmes universels auxquels personne n’échappe, puisqu’il y a des responsabilités collectives. Mais, dans cette idée de régulateur social comme dans le champ des émotions, il y a des personnes qui naturellement vont se sentir plus coupables que d’autres, alors que certaines ne vont pas du tout ressentir cette émotion-là par rapport à leurs actions. Elles vont considérer que ce n’est pas de leur fait, ou qu’elles n’ont pas enfreint une norme morale. »
Trop de culpabilité nuit à la culpabilité
Mais si la culpabilité entraîne certains comportements de réparation plutôt positifs, elle peut parfois provoquer l’effet inverse. « La culpabilité est donc une émotion “sur la crête”. Assez rapidement, avec la tendance à la réparation, il peut y avoir un retour de bâton. C’est ce qu’on appelle la “réactance” », explique Aurélien Graton. « On va se sentir pris au piège, prisonnier ou manipulé par cette émotion. L’individu aura alors tendance à réagir en faisant l’inverse de ce qu’il “devrait” faire. C’est un comportement finalement très naturel qui correspond à ce besoin de liberté inhérent à l’être humain, même si cela peut sembler paradoxal. On le voit notamment avec les débats autour du véganisme où les postures moralisatrices sont sans doute justifiées sur le fond, mais ne vont pas forcément provoquer les effets réparateurs espérés. » En attendant, les engagements citoyens s’appuient sur cette culpabilité-là, qui permet des comportements de « réparation ». Ainsi, le discours des ONG utilise souvent des mécanismes de culpabilisation basés sur la mauvaise conscience de celui qui vit « du bon côté de la planète », comme certaines campagnes publicitaires vont opérer du greenwashing pour apaiser d’éventuels scrupules, en matière de droits de l’homme ou d’environnement, pour ne citer que deux exemples très médiatisés.
De la tentation de désigner un coupable
Reste la tentation ultime : celle de rejeter la culpabilité sur l’Autre, c’est-à-dire les jeunes, l’étranger, les classes populaires, les riches, le capitalisme, peu importe, pourvu qu’il soit « autre ». Une tendance qu’Aurélien Graton analyse en rappelant que l’être humain est intrinsèquement un être social : « L’être humain a toujours eu tendance à se regrouper par communautés et à trouver des prétextes pour trouver des boucs émissaires, tendance exacerbée par les crises. Est-ce plus le cas aujourd’hui ? Il est extrêmement difficile d’analyser un phénomène contemporain, par manque de recul et de connaissance de la totalité des facteurs qui entrent en ligne de compte : médias, réseaux sociaux… qui peuvent avoir un effet loupe sur une tendance qui, après coup, peut s’avérer moins préoccupante que prévu. » Mais cette tendance reste dangereuse car source de phénomènes de rejet, alors que, comme le conclut Aurélien Graton, « chaque être humain est à l’intersection de plusieurs sous-groupes coexistants : la culture, le genre, l’âge, l’origine, la langue, les études, le statut social… plus ou moins saillants selon les circonstances ». Une réalité à méditer à l’heure du succès grandissant des théories du complot. D’autant que, finalement, dans les problématiques contemporaines, nous sommes tous, sinon coupables, au moins responsables.