Espace de libertés | Mai 2021 (n° 499)

Dossier

Depuis le début de la crise sanitaire et son train de mesures restrictives, les cas de dénonciation et de délation se sont multipliés. Expression du sens civique ou chasse aux sorcières ? Difficile à évaluer : la frontière entre la volonté d’œuvrer pour le bien commun et l’intention de nuire à autrui est souvent ténue.


Ça commence par un appel. Au bout du fil, une voix sans nom délivre une adresse où les policiers pourront « cueillir » les contrevenants. Arrivés sur les lieux de ladite infraction, ils en viennent souvent à constater… qu’il n’y a rien à constater. Ou que l’appel était destiné à assouvir une vengeance liée à une banale querelle de voisinage. Dans certains cas, les faits dénoncés sont effectivement vérifiés : une lockdown party dans un appartement, une poignée de jeunes sifflant des bières dans un garage ou délirant sur leurs smartphones, masques sous le menton…

«Je n’avais pas le choix»

Se faire balancer par un voisin pour non-respect des règles Covid, c’est ce qui est arrivé à Vincent, coiffeur dans la région du Centre et qui préfère s’exprimer sous un nom d’emprunt. En novembre, lorsque les métiers de contact sont mis sur le banc de touche et que les coiffeurs reçoivent l’ordre de ranger leurs ciseaux et leurs peignes, Vincent ne bronche pas. Mais deux mois plus tard, constatant que ses comptes plongent dans le rouge, il décide de recoiffer « en stoemelings ». « Pendant les vacances de fin d’année, je n’ai pris aucun client. Mais en janvier, quand j’ai compris que ça allait encore durer un bon moment, je me suis dit que si je voulais que ma famille continue à manger, je n’avais pas le choix : il fallait que je reprenne le travail. »

008-denonciationsb

Un relâchement qui n’a pas échappé à une commerçante établie quelques maisons plus loin. Une voisine avec qui le coiffeur n’est pas en conflit. « Et puis un jour, rembobine-t-il, je reçois un appel des flics. Je n’ai pas nié, mais j’ai expliqué mon cas. Que je ne faisais pas ça pour protester contre les mesures, que c’était uniquement financier. En réalité, ils savaient déjà que je continuais à coiffer, mais ils préféraient ne pas intervenir. » Vincent affirme que, hormis ces quelques coupes à domicile, il respecte à la lettre les règles sanitaires. « Sinon, on restera encore fermés pendant des mois et des mois… », soupire-t-il.

La peur du gendarme

Yves, lui, passait la soirée avec une poignée d’amis dans un appartement du centre de Bruxelles lorsque les coups ont retenti à la porte. « Les policiers ont vite compris qu’il y avait trop de gens dans l’appartement, mais on sentait bien qu’ils n’avaient aucune envie d’intervenir. » Aucun procès-verbal ne sera dressé. Les policiers ont même vendu la mèche en désignant l’appartement de la délatrice. « C’est exactement ce que j’attendais de leur part », proclame Yves. « Depuis le début, je suis fâché de voir le zèle dont la police peut faire preuve alors qu’il y a bien d’autres priorités. Ici, on sentait bien qu’ils n’agissaient pas par choix, mais sur injonction du fédéral, qu’ils étaient d’accord avec nous pour dire que ces mesures sont démesurées. » Yves ajoute qu’il n’a jamais respecté le principe de la bulle, qu’il entend continuer à vivre comme bon lui semble, mais que la peur du gendarme le pousse tout de même à se montrer discret. En veut-il à la personne qui les a dénoncés ou comprend-il sa peur ou sa colère ? « Disons que j’aurais préféré qu’elle vienne sonner à la porte et que le dialogue s’installe entre êtres humains », regrette-t-il.

Des policiers instrumentalisés

Mesquinerie, vengeance, peur d’attraper le virus ou sens civique : pour les policiers aussi, il est difficile de séparer le bon grain de l’ivraie. Une situation embarrassante, décrit Bernard Goffin, le chef de corps de la zone Stavelot-Malmedy, qui compte de nombreux gîtes sur son territoire. « Dès le début du premier confinement, on a constaté que les dénonciations avérées ou calomnieuses anonymes étaient clairement en hausse. Comme les appels sont pris par la centrale de Liège, on n’a pas la possibilité de poser des questions à l’appelant pour savoir de quoi il s’agit exactement. Or, souvent, quand on arrivait sur place, il n’y avait personne. Dans ces cas-là, on est soulagés parce qu’on n’est pas là pour créer des problèmes. Ce qui est aussi un peu dérangeant dans ces appels anonymes, c’est que ça traduit tout de même un sentiment de culpabilité chez la personne qui dénonce. »

007-denonciations

Un malaise renforcé par les vidéos de contrôles musclés qui ont circulé sur les sites d’actualité et les réseaux sociaux. Des images, déplore le chef de corps, sorties de leur contexte et qui crispent un peu plus encore les relations entre la police et ceux qui s’agacent de ces contrôles dans la sphère privée. « Pourtant, l’un des premiers principes quand on intervient, c’est de faire appel au bon sens de la population, de rester compréhensifs. On sait que ces mesures exaspèrent tout le monde et que ça ne sert à rien de se montrer directement coercitif. »

Le propre des tensions sociales

Bien qu’elle fasse partie de l’arsenal judiciaire, la dénonciation reste moralement mal acceptée. Les dénonciateurs sortent d’ailleurs rarement de l’anonymat par crainte de représailles ou du jugement des autres. Quant aux délateurs, ils se mettent eux-mêmes en infraction1. En temps de pandémie, où la question de l’atteinte aux libertés individuelles est brûlante, balancer son voisin à la police passe mal… D’aucuns osent même la comparaison avec la délation telle que pratiquée et encouragée durant la Seconde Guerre mondiale. Mais est-ce pertinent ?

« Il faut toujours partir du grand principe philosophique que comparaison n’est pas raison et que nous parlons de faits qui ont lieu à des époques différentes. L’histoire ne se répète jamais de la même façon, même si le côté reptilien du cerveau humain reste assez semblable au fil du temps », amorce Alain Colignon, historien au Cegesoma (Centre d’études guerre et société), spécialiste de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la collaboration. « Les grandes périodes de tensions sociales et économiques et de dérégulation d’une société normée et normale permettent l’émergence de toute une faune qui trouve dans le malheur des temps le moyen de cultiver son intérêt ou de prendre une revanche sociale. »

Les raisons pour lesquelles ces « bons citoyens » éprouvent le besoin de dénoncer celui qui s’écarte du chemin balisé sont évidemment très personnelles. Elles tiennent à peu de choses, souvent liées au vivre ensemble : les appels pour tapage nocturne sont un exemple de ces grandes et petites frustrations. Pour Alain Colignon, l’acte de dénonciation doit aussi être interprété à la lumière du contexte politique, dans le cas où des mesures arbitraires sont imposées par un pouvoir autoritaire. « Tout pouvoir est autoritaire, mais dans ce cas, il est régulé par la Constitution. Les autorités sont reconnues comme légitimes et on se conforme plus ou moins aux règles qu’elles édictent, même si ça entraîne à la longue une certaine lassitude et une rupture dans le respect. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la notion de légitimité était plus relative. Par conséquent, le viol de ces mesures pouvait être perçu comme légitime. »

Frustration globalisée

« Si des fissures sont apparues dans l’unanimisme social depuis le début de la pandémie, le pouvoir actuel jouit toujours de cette légitimité. Les comportements à risque restent donc ressentis comme une transgression de la norme de santé publique. On est encore dans le registre de la dénonciation et pas de la délation, mais on est aussi très loin de l’esprit de Mai 68 et de son “il est interdit d’interdire” », poursuit l’historien.

À cela viennent s’ajouter des discours polarisants feutrés, mais néanmoins présents, analyse-t-il : « Pour certains, plutôt à droite et d’un certain âge, les jeunes, de par leurs comportements, menacent les vieux. On entend également, chez certains entrepreneurs dynamiques qu’on pourrait retrouver parmi les supporters de Donald Trump ou de Ron Jonhson, qu’il ne faut pas sacrifier la jeunesse pour des vieux qui ne servent à rien. Ce qui montre que cette frustration est globalisée, qu’elle touche autant des petites gens que la bourgeoisie qui ne peut plus voyager en avion. Toutes les strates de la société sont tenaillées. On en revient à la partie reptilienne du cerveau qui nous pousse à chercher des responsables, des boucs émissaires. »

L’histoire commence toujours par un appel. Une camionnette blanche suspecte a été aperçue dans le quartier, un jeune Maghrébin déambule dans le métro avec un gros sac sur le dos, des rires étouffés derrière les volets un soir de Noël confiné… Quand nos sociétés tremblent et vacillent, les corbeaux prennent leur envol.


1 La dénonciation calomnieuse ou délation est punissable par la loi parce qu’elle repose sur une intention de nuire. Encore faut-il le prouver, bien entendu…