Espace de libertés | Mai 2021 (n° 499)

Islamo-nationalisme : les tentacules d’Erdoğan


International

L’État turc dispose de réseaux officiels ou officieux en Europe, dont la fonction est principalement de tenter d’exercer un contrôle sur sa diaspora d’origine turque. Ces organisations sont, à des degrés divers, islamistes et nationalistes et plus ou moins liées au pouvoir.


Plusieurs articles ont déjà évoqué l’évolution du régime turc depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, et la politique étrangère de plus en plus agressive menée au cours des dernières années. Ces deux questions se retrouvent dans la manière dont le pouvoir turc gère ses relations avec les personnes d’origine turque résidant en Europe de l’Ouest. Le gouvernement tente non seulement d’encadrer et de contrôler cette population pour en faire un lobby susceptible de servir de réservoir de voix lors d’élections en Turquie, mais aussi d’influencer la politique du pays de résidence. Le but de cette politique ? Empêcher l’intégration des citoyens d’origine turque dans le pays de résidence en maintenant leur allégeance à la Turquie.

Le régime a évolué depuis quelque temps, jusqu’à opérer la « synthèse turco-islamiste », c’est-à-dire une fusion entre le nationalisme et l’islamisme politique, les deux principales ressources qui permettent la mobilisation politique en Turquie1. Opposées à l’époque kémaliste, elles ont convergé à partir des années 1990. La synthèse a été progressivement réalisée sous Erdoğan, en particulier depuis 2016-2017, après le coup d’État manqué qui a conduit à une intensification de la dérive autoritaire, pour aboutir à une confusion entre appartenance à la nation turque et à l’islam.

Les islamistes-nationalistes portent à son paroxysme la définition de la nation entière comme musulmane sunnite et ethniquement turque, ignorant la diversité ethnique (Kurdes, notamment), mais aussi religieuse (confréries diverses, forte minorité alévie, laïques)2. Ce modèle est imposé à l’ensemble de la population, ce qui transparaît dans l’action extérieure des réseaux politico-religieux.

La religion sous contrôle

En Turquie, le culte musulman sunnite est géré par l’État. La Diyanet (ministère des Affaires religieuses) est une administration publique. Elle forme, nomme et rémunère les imams, écrit les prêches du vendredi diffusés dans toutes les mosquées, etc. Sur le plan religieux, le service extérieur de la Diyanet, le DITIB, a été créé en 1984 pour tenter d’encadrer les émigrés sur un mode paternaliste. Il relève directement du gouvernement turc, gère la plupart des lieux de culte musulmans turcs en Europe et envoie des imams formés en Turquie3. L’objectif affiché est de maintenir un lien fort avec l’État d’origine. Son influence, très forte sur les émigrés de première génération, est cependant moins importante sur leurs enfants et leurs petits-enfants. Cette politique, renforcée par l’AKP, a pour objectif de contrôler la diaspora sur le plan religieux, mais aussi national. L’une de ses conséquences – délibérées – est de rendre le processus d’intégration dans les sociétés d’accueil plus difficile.

En plus du DITIB, garant de l’islam officiel, le principal groupe religieux est le Milli Görüs4. Conçu à ses débuts comme un islam d’opposition à l’islam officiel de la Turquie kémaliste, ce mouvement très conservateur est la matrice de l’islamisme politique turc. Il affirme, dès son origine, sa présence dans les communautés turques en Allemagne. Son nom même fusionne la référence à la religion et les aspirations nationalistes : Milli Görüs signifie « vision nationale », le terme « nation » étant utilisé dans son acception confessionnelle5. L’idéologie de Milli Görüs repose aussi sur la notion d’« ordre juste », fondé exclusivement sur la révélation divine : les règles inventées par les hommes doivent être remplacées par les règles justes, celles des principes islamiques.

L’AKP elle-même est largement issue des rangs de Milli Görüs, même s’il n’y a pas de liens formels. De nombreux cadres du parti en sont issus, dont Erdoğan lui-même. Autant dire qu’à partir de la prise du pouvoir par l’AKP en 2002, cette division entre islam officiel et islam d’opposition s’est largement estompée. MG est maintenant très proche du pouvoir turc actuel, et il y a en Europe de l’Ouest une forte porosité entre MG et DITIB.

La branche française du DITIB, le Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF), et la Confédération islamique Milli Görüs France (CIMG) ont refusé de signer la Charte des principes de l’islam de France préparée par le Conseil français du culte musulman et sont l’une des causes du blocage de cet organisme. Elles ont précisément pour but de contrer l’autonomisation de la pratique du culte musulman en France en cherchant à maintenir les croyants turcophones sous leur coupe. L’islam turc – officiel ou MG – est particulièrement bien implanté à Strasbourg, dont la mairie est au centre d’une polémique pour avoir octroyé une généreuse subvention destinée au financement d’une mosquée gérée par le CIMG.

En Turquie, ces réseaux communautaires religieux sont mobilisés par le politique selon les besoins, comme en 2017 pour la campagne du référendum constitutionnel octroyant de larges pouvoirs au président Erdoğan. La confusion des genres était totale entre politique et religieux, entre le registre étatique et le partisan : le DITIB et des associations proches de l’AKP ont affrété des cars pour transporter les électeurs vers les bureaux de vote, qui étaient parfois installés dans des mosquées gérées par ce même DITIB…

Des «Loups» nationalistes

Outre l’encadrement religieux, des organisations ultra-nationalistes sont présentes dans certains pays européens. La plus importante est constituée par les Loups gris, officiellement appelée mouvement Ülkücü ou « Foyers idéalistes ». Ce mouvement, organisé comme une milice, à fort potentiel de violence, repose sur une idéologie raciste, ultra-nationaliste, antisémite, homophobe… Il considère la nation turque, définie sur une base ethnico-religieuse, comme la plus grande valeur et est donc hostile à toutes les minorités présentes dans le pays (Arméniens, Kurdes…). Le mouvement Ülkücü adhère au touranisme, projet d’union de tous les peuples turcophones sous la direction des Turcs. Son symbole et signe de ralliement est le loup gris, d’où son appellation la plus courante.

Cette organisation est liée au MHP, le parti ultra-nationaliste turc, actuellement en coalition avec l’AKP. Longtemps, ces milieux ultra-nationalistes furent hostiles à Erdoğan. À partir de 2016, on assiste à une convergence idéologique et politique, concrétisée par une alliance aux élections législatives de juin 2018. Le MHP, qui a obtenu 11 % des voix et 49 sièges, a donc constitué une coalition avec l’AKP, parachevant l’union entre nationalisme et islamisme.

Les Loups gris sont présents dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest. Dans l’Hexagone, ils s’en sont pris à des Français d’origine arménienne, notamment à Décines (Rhône) lors d’un rassemblement devant le mémorial du génocide de 1915. À la suite de cet incident et d’autres démonstrations de force, cette association de fait a été dissoute par le gouvernement. En Allemagne, le mouvement a déclaré la création de plusieurs associations : l’ADÜTDF6, qui regroupe 170 associations locales et 7 000 membres, et l’ATİB7, une scission qui représente une tendance plus islamiste-religieuse du mouvement, revendiquant 80 associations locales et 8 000 membres (sans doute moins en réalité). Leur interdiction a été demandée par le membre du Bundestag Cem Özdemir, sans succès pour l’instant. En Belgique, les Loups gris sont parfois présents à l’ombre d’associations culturelles8. Bien qu’étroitement liés au MHP en coalition avec Erdoğan, ils ne sont pas directement contrôlés par le pouvoir. Cependant, leurs actions déstabilisatrices à l’étranger sont sans doute tolérées.

Mentionnons encore une organisation plus récente, le COJEP (Conseil pour la justice, l’égalité et la paix), très présent dans l’est de la France, fondé par des militants issus des milieux Milli Görüs et Loups gris. Vecteur d’influence plus discret, n’affichant pas ouvertement ses liens avec l’islamo-nationalisme, il sert la politique du gouvernement turc en pratiquant l’entrisme au sein de partis déjà établis et a eu plusieurs représentants dans des conseils municipaux, notamment à Strasbourg.

Il convient de souligner, pour conclure, que ces tentatives d’influence et de contrôle sont loin de susciter l’adhésion detous les résidents européens ayant des origines turques. Il y a de fortes résistances au sein de la diaspora, chez les défenseurs de la laïcité, parmi les membres de minorités, et généralement de la part de ceux qui s’opposent à cette ingérence étatique dans leur vie.


1 Cf. Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales.
2 Sur « Les contradictions d’une laïcité instaurant l’islam en religion par défaut de la nation », voir Hamit Bozarslan, « La laïcité en Turquie », dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 78, 2005, pp. 42-49.
3 Le système des imams détachés est progressivement remis en cause par certains gouvernements, notamment en France.
4 Son fondateur, l’homme politique Necmettin Erbakan, a également créé des partis islamistes, parmi lesquels le parti Refah, dont la dissolution a conduit à la création de l’AKP.
5 Cf. Samim Akgönül, Islam turc, islams de Turquie : acteurs et réseaux en Europe, IFRI 2005/1
6 Föderation der Türkisch-Demokratischen Idealistenvereine in Deutschland e.V.
7 Union der Türkisch-Islamischen Kulturvereine in Europa e.V.
8 Michel Gretry, « La bourgmestre de Visé en visite chez les Loups gris », mis en ligne sur www.rtbf.be, 16 novembre 2020.