Partir du « geste éditorial », c’est-à-dire du livre existant et fini, destiné à la publication et à la circulation, nous donne de nouvelles clés pour+ comprendre les textes dits sacrés. La Bible grecque de l’an 350 a encore des révélations – historiques – à nous faire.
Les traductions et les études scientifiques des textes dits sacrés relèvent d’une alliance entre la foi et la science qui, de mon point de vue, détermine des questionnements qui n’existeraient pas sans cette « mixité » foi-science. Il existe une Bible complète, en grec, de l’an 350 de notre ère1 et puis trois autres de l’an 4502. Rien de plus : rien en amont ni rien autour3. Il est certain que le travail a commencé avant cette date, mais nous devons nous contenter de ça. Mon étude s’appuie sur ce fait, puisque nous disposons de quelques livres nécessairement destinés à être lus – ou même écoutés –, donc à être publiés ! La totalité des études existantes fait parler des livres – la Bible, mais aussi les classiques grecs et latins – qui datent de la fin de l’Antiquité et du Moyen Âge, du premier siècle (Jésus) ou de l’ancien Israël, ou de la Grèce classique. Nous n’avons rien, matériellement, pour en parler, d’autant que l’on sait très bien que ces livres ne sont pas des livres d’histoire, ni d’ethnologie, ni des articles de journalistes compilés dans ce qui serait devenu le « Premier » Testament et le « Second » Testament.
L’Évangile ne parle pas de Jésus, mais il parle à travers la figure de Jésus, l’étendard des chrétiens et la métaphore du livre Évangile lui-même. L’Ancien Testament ne parle pas de Moïse, mais à travers lui. Il en va de même pour Socrate dans les livres de philosophie, ou encore de Mahomet dans le Coran. C’est un principe général, disons « une loi scientifique », parce que c’est une récurrence.
Un point de départ inédit
Je prends, d’une part, le problème des matériaux – à savoir que nous n’avons pas de livres antérieurs à l’an 350 : pas un Homère, pas un Platon, avant le Moyen Âge. Je prends, d’autre part, leur petit jeu des « à travers », qui est en fait un grand jeu de métaphores, y compris avec des personnes qui deviennent des personnages écrits et scénarisés. Je pose enfin la raison d’être de la connaissance au centre de mon travail – c’est-à-dire sans la mixer avec un sentiment et une conviction, quelle qu’elle soit – et cela donne mon nouveau point de départ, à l’endroit même des matériaux.
Prenons donc l’Évangile qui date de l’an 350. Je me place mentalement à cet endroit et je le traite comme un livre de l’an 350 – un vrai livre, pas une compilation théorique de textes qui l’auraient précédé. Pourquoi et comment suis-je capable de prendre une telle décision qui rompt avec mon éducation d’abord, ma formation universitaire ensuite ? Je n’ai pas besoin de résurrection. Par conséquent, je n’ai pas besoin de vous entraîner au premier siècle rêvé de Jésus et des apôtres alors que nous n’avons strictement rien pour en parler et que les livres que nous avons se servent d’un décorum, comme au théâtre, qui nous fait penser au premier siècle, dès lors que le récit communique avec ses contemporains… trois siècles plus tard.
On ne traiterait pas les livres anciens comme de vrais livres : on découpe des éléments et on les fait parler hors de la logique de l’ensemble. Un biais, pour quelles conséquences ? © Andreas Arnold/DPA/AFP
Je prends donc cet Évangile en fonction de son vrai temps et de son unique matériau. J’ai fait la même chose pour le « Premier Testament », qui s’appelle la « Septante », écrit en grec et qui, lui aussi, fait partie de ce livre de l’an 350 : c’est une œuvre complète que j’ai décidé d’étudier comme telle, en respectant l’ordre du livre. Quand nous lisons un roman, nous ne savons pas à l’avance là où il va nous entraîner. Pour le lire vraiment et voyager avec lui, il faut donc le prendre à la première page et continuer jusqu’à la dernière. Personne ne découvre un roman en l’ouvrant au milieu. En fait, bien souvent, on ne traite pas les livres anciens comme de vrais livres : on découpe des éléments et on les fait parler hors de la logique de l’ensemble – de la construction du livre et du récit – mais aussi en dehors du problème des seuls matériaux que nous avons. Le fond et la forme ont été complètement découplés afin de pouvoir parler du ier siècle avec un Évangile du ive siècle.
Une nouvelle lecture
Toute personne qui rentre dans la Bible a déjà en elle des idées sur la question ; une éducation, une interprétation, etc. Il en va de même pour les études scientifiques qui utilisent des filets théoriques préfabriqués à partir desquels le livre – ou plutôt de petites parties du livre – sera traité. Nous avons l’exemple d’un livre qui a tellement été lu, dont on a déjà tellement parlé ou entendu parler, qu’il devient un livre… qui ne peut plus être lu, à cause d’un trop-plein de certitudes ou d’a priori.
On pourrait me reprocher de faire abstraction de la « révélation » et de l’« inspiration » des écrits « saints », ou « sacrés » quand j’étudie ces recueils comme des livres, tout simplement. Je précise tout de même que ces ouvrages n’ont pas été écrits par des religieux, ni nécessairement à destination des religieux : ils ont été écrits par des savants des temps anciens pour des lecteurs, mais aussi pour des auditeurs.
Livré avec le mode d’emploi
Il fallait bien que les questions qu’ils se sont posées et que les solutions qu’ils ont choisies se retrouvent dans le produit finalisé. Si je prends ces hommes comme des ingénieurs, ou des architectes – puisque ces livres sont des constructions –, il est nécessaire que leurs savoirs et leurs questions soient expliqués dans la construction que nous avons, ce qui la rend compréhensible ; disons que ce serait là un mode d’emploi gravé directement dans le manche de l’outil et de chaque outil de la boîte à outils. Sinon, comment pourrait-on les lire ? Je m’attendais donc à trouver quelque chose comme ça dans les récits anciens – pas seulement la Bible et le Coran d’ailleurs, mais aussi les classiques en latin ou en grec, ou encore les récits variés de la quête du Graal au Moyen Âge. Pourquoi ? Toujours à cause du problème de l’absence d’explication et de sources en dehors des œuvres. Il fallait que leurs auteurs aient livré les explications permettant de travailler – de remonter le meuble et de bien manier les outils – à l’intérieur de la seule chose que nous ayons : le livre lui-même, l’œuvre achevée et complète.
J’ai découvert que les œuvres ont été conçues, élaborées et réalisées comme des systèmes experts, c’est-à-dire qu’elles nous enseignent à les lire et à devenir experts d’elles-mêmes, en l’absence de professeurs extérieurs, mais en présence de tous les « cours par correspondance » et des « tutoriels » qui sont dans le récit – qui sont le récit lui-même. Ainsi, Jésus nous apprend à lire l’Évangile, celui que nous avons, de l’an 350 ; mais Paul aussi, parce que les Épîtres, dites « de Paul », connaissent la construction de l’Évangile tel que nous l’avons.
Aux origines du Jésus évangélique
L’Évangile est un livre du ive siècle, matériellement et intellectuellement. Le groupe de savants qui est derrière s’en explique au cours du récit : un livre a été commandé par celle qui va devenir l’Église dans le but de répondre aux fausses accusations qui circulent contre les chrétiens. Ces derniers pâtissent d’une mauvaise réputation, surtout à Rome, depuis au moins deux siècles. L’objectif est d’en finir afin de passer à l’Église et au christianisme, après la dernière persécution des années 300-303. Tout le dossier évangélique servira donc à communiquer auprès des élites méditerranéennes qui ont la formation et les moyens matériels de le lire ; il se sert de la figure de Jésus, un innocent que la rumeur et les ragots accablent et qui ne correspond en rien à tout ce que l’on dit sur son dos. En même temps, il faut former les futurs cadres de l’Église et les futurs missionnaires, ce qui n’était ni possible ni envisageable avant la reconnaissance légale des chrétiens dans l’empire en 313, avec l’édit de Milan. L’Évangile étant contemporain de cet événement, il peut et il doit faire le travail. Il lavera l’honneur des chrétiens, il donnera les moyens de former des cadres à celle qui se prépare à devenir une institution avec le premier concile de 325. Pas de christianisme ni d’Église en deçà de cette date, et l’Évangile en fournira lui-même l’explication. Il passe de l’artisanat des groupes chrétiens antiques – les maisons où l’on se réunissait entre amis pour prier et discuter – à une entreprise monopolistique dans son secteur : un livre, un récit, une institution. Cela fait partie du carnet de commande, car ce sont des universitaires antiques qui ont construit l’objet et son « contenu ». Ils livrent leurs procédés de fabrication dans la structure du récit et dans la construction logique et significative du livre. Ils explicitent le problème de la part du commanditaire et de la part du maître d’œuvre.
Cela explique qu’il n’y ait pas de procès dans l’Évangile, mais un procès parodique – qui n’a pas lieu dans le livre, parce qu’il n’a pas eu lieu dans le réel non plus – contre un homme juste, accusé de tout et de n’importe quoi. Le livre et le récit doivent répondre au procès d’intention qui est fait contre les chrétiens. Tout l’Évangile devient alors l’avocat des chrétiens injustement traités.
Comment le savoir et le démontrer ? Le livre nous parle de lui-même en tant que construction – c’est-à-dire pas de Iéshoua, mais de lui en tant que livre à travers le personnage « littéraire » de Jésus. Et le récit nous parle de lui-même en nous enseignant son comportement de récit qui, seul, permet de le lire. Il est le récit du récit, en somme, mais jamais celui de quelqu’un en dehors de lui.
1 Le codex Vaticanus.
2 À savoir le codex de Bèze, le Sinaïticus et l’Alexandrinus.
3 Tous les autres manuscrits sont médiévaux. La Bible hébraïque, quant à elle, a été finalisée au xe siècle de notre ère et il n’existe pas, pour cette raison, de manuscrit antérieur. La Bible grecque, publiée avant l’hébraïque, ne peut donc pas la traduire ; rien de matériel ne vient corroborer ce postulat des exégètes – rien de technique non plus, comme je le démontre dans mon travail.