Alors que l’expression « vivre ensemble » semble galvaudée, que les « mondes communs » s’étiolent, les frustrations et les rancœurs trouvent souvent un exutoire dans la désignation d’un.e coupable ou d’un.e ennemi.e. La tendance est à l’ostracisme. Et pourtant, dépasser les clivages et renouer le dialogue est de l’ordre du possible pour qui veut bien s’efforcer de dénuder la pensée.
« Il est banal de dire que nous n’existons jamais au singulier. Nous sommes entourés d’êtres et de choses avec lesquels nous entretenons des relations. Par la vue, par le toucher, par la sympathie, par le travail en commun, nous sommes avec les autres. Toutes ces relations sont transitives : je touche un objet, je vois l’autre. Mais je ne suis pas l’autre. Je suis tout seul. C’est donc l’être en moi, le fait que j’existe, mon exister qui constitue l’élément absolument intransitif, quelque chose sans intentionnalité, sans rapport », souligne le philosophe Emmanuel Levinas1.
Partant de l’assertion selon laquelle « l’idée que j’ai du cercle est toujours une idée vraie »2, comment faire de soi et de l’autre des individualités qui, par la rencontre, ne cessent de « s’individuer » plutôt que des exemplaires figés dans la série de laquelle ils se reconnaissent, des identités affirmées par la distance qu’ils prennent d’avec ce contre quoi ils existent ? Seule une recherche minutieuse et critique à propos de nos perceptions comme de notre entendement nous est possible. Étude qui, de facto, met le sujet dans l’inconfort de n’être soi que par la reconnaissance de l’autre qu’il n’est pas. Autre qui m’interpelle, me met en branle et me déroute. Ainsi, l’espace cavé par la dissemblance se fait lieu de rencontre ou de rejet.
Impossibilité ou rendez-vous ?
Ce léger décalage qui fait que mon horizon reste incommensurable à celui de mon voisin est-il à considérer comme signe d’une impossibilité ou, au contraire, d’un rendez-vous ? Comment expliquer que l’étrange se fasse étranger par le jeu des passions, forgeant sans cesse les stéréotypes, rendant un peu moins possible l’entre-nous ?
Bien sûr, le moi vient à l’idée lorsque je me perçois comme extérieur au monde sur lequel j’imprime mon intériorité de constitué/constituant, d’être-en-relation ; « Il n’est pas possible de penser seul », affirmait Kant3. Deux choix s’offrent alors : la difficile remise en question d’un monde à partager ou la désignation d’un visage souffrant de mon altérité parce que menaçant la mienne. Chacun devenant coupable et victime du vivre ensemble.
Pris dans le jeu de la création culturelle qui, sous prétexte d’universalité, se fait plus revancharde, certains finissent par remanier les cartes du savoir en transformant les faits pour mieux les faire répondre aux exigences des préjugés qu’elles confirment. Croyances et ressentiments plus ou moins identifiés comme tels deviennent alors le terreau fertile à davantage de clivages. Pour autant, l’espace sombre nous distinguant et qu’il s’agit, à mesure qu’il se creuse, d’éclairer progressivement se suffit-il du désir d’identité ? Une autre voie n’est-elle pas envisageable ?
Certes, se penser soi-même commande une attention à soi qui ne suffit jamais et dont il nous faut répondre parce que nous en sommes les obligés. « Je m’est autre » et le reste. Son expression est « acousmatique », dirait Pythagore, cachée derrière un rideau sans possibilité de percevoir directement la source de laquelle elle provient. Il est facile de faire de cette asymétrique nécessité qui constitue le soi une stigmatisation de l’autre comme ennemi ou coupable de vouloir me déposséder dans ce que je suis.
Les conditions du dialogue
Mais l’individuation est un devenir où se croisent une série indéfinie de gestes, où s’entrechoquent le monde et sa réalité, où danse un Dionysos au rythme de préconceptions sans cesse réinventées. Elle n’est que changements, pertes et relations insaisissables. Toujours « auprès de », la conscience, en somme, n’est que représentation de représentation, herméneutique dont les préconceptions sont aveux de sédimentations rétrospectives nécessitant une archéologie. L’aventurier apeuré par les interprétations nécessaires, par le risque de se perdre, ne résiste pas toujours à la tentation du chacun chez soi. C’est alors que l’individu mortifié se fait identité, se replie pour devenir territoire borné. Et pourtant, au contact de la différence, il est possible de nourrir sa propre réflexion, d’aller plus loin, de coconstruire une réflexion qui amène à l’éclaircissement des questions et des concepts sous-jacents à « l’être-soi ». Et, par conséquent, de ne plus « penser contre » mais de « penser avec ».
La nécessaire relation du moi avec son semblable prend alors corps sous la forme d’une rencontre, d’une proximité, dans la divergence ou le partage certes, mais toujours dans le contact et la responsabilité. Relation dia-logique qui fait de ma singularité un outil d’intégration et de citoyenneté. Parvenir à faire de la parole de l’autre une parole qui puisse être mienne, admettre que mes vérités ne sont pas immuables et figées pour sortir du mutisme de la solitude du penser, c’est entrer en démocratie. La responsabilité devient principe d’individuation continue par l’entrechoquement des particules existentielles que nous sommes.
Devons-nous accepter les pratiques culturelles prétendument subversives qui viendraient sauver l’individu d’une morale hétéronomique, qui, à grands coups de marteau, ferait de l’individu un fauve affamé, enfermé en lui-même et pleinement conscient de l’aliénation qui lui est imposée ? Plus loin, que penser de cette subversion qui fait d’une culture, réduite à des normes et à des représentations partagées par un groupe de personnes affranchi de sa condition naturelle, une arme doxastique, transformant insidieusement le quidam en patient qu’il s’agirait de sauver, car déterminé par une identité d’autant plus étriquée par ailleurs que leur est ôté le costume d’un citoyen formaté comme s’il s’agissait d’éveiller à une citoyenneté révélée.
La pensée mise à nu
Refusons la pensée affranchie de toute évaluation sous prétexte de liberté et qui revendique une autonomie nourrie du rejet de ses contradicteurs sans remise en question de ses perspectives propres.
Refusons la raison du bien-pensant qui divise le monde en communautés et réduit le réel pour ne s’attacher qu’à la vérification de croyances qu’il pense sincèrement être fondées. La libre pensée ne peut être l’un des visages du relativisme absolu d’autant moins que comme énoncée à demi-mot, elle souffre bien souvent d’un apparat de soumission à la pensée de l’impersonnel qui lui-même se vêt des atours du bien et du vrai.
Dénudons la pensée de tous pour la rendre intelligible. Revendiquons la nécessité du devenir enfant nietzschéen4 qui, dépassant ses contradictions, retrouve la créativité d’une pensée autonome et ne s’arrête pas au ressentiment du domestiqué. Seule une méthode est nécessaire. (Re)faisons de nos certitudes civiques des hypothèses, des miettes de connaissance toujours mises à l’épreuve des incarnations et libérées des mortifications de la bien-pensance.
Choisissons cette aventure qui fait de la nudité de l’expérience individuelle une fragilité qu’il faut entretenir, une jachère à cultiver par le dia-logos entre semence et projet et qui, sans cesse, considère plus qu’il ne détermine, qui évalue plus qu’il ne juge, qui coconstruit plus qu’il ne juxtapose, qui rencontre plus qu’il ne stigmatise. Faisons le pari de réduire la citoyenneté au lien social, vidée de tout contenu normatif pour en faire un topos plutôt qu’un outil de clivage axiologique.
Enfin, admettons que nous n’avons pas toujours le contrôle sur nos croyances et sur l’influence que celles-ci peuvent avoir sur nos interprétations. Bien plus que dans la connaissance, nous sommes dans la reconnaissance de nos apprentissages. Voilà bien ce qu’il s’agit d’identifier comme des constructions acquises, qu’il nous appartient de déconstruire ou, à tout le moins, d’identifier comme telles. Voilà pourquoi il nous faut être attentifs bien moins à ce que « je sais », qui en fait renvoie à un « j’ai appris » d’une autorité, qu’à ce que « je pense ».
1 Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, Paris, PUF, 2009 (1979), p. 21.
2 Baruch Spinoza (1632-1677), Traité de la réforme de l’entendement (1665-1670), trad. A. Lécrivain, Paris, Flammarion, GF, 2003, pp. 237-239.
3 Emmanuel Kant (1724-1804), Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, trad. P. Jalabert, Œuvres philosophiques de Kant, Paris, Gallimard, La Pléiade, vol. II, 1985, pp. 542-543.
4 Friedrich Nietzsche (1844-1900), Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Henri Albert, œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9, Société du Mercure de France, 1903, pp. 33-36.