Espace de libertés | Mai 2021 (n° 499)

Dossier

Dans les textes, nous sommes tous égaux. Et pourtant… Une étude récente retrace l’évolution de la reconnaissance de l’égalité et de la non-discrimination en Belgique depuis 1831. Le principe n’a pas fini sa lente marche faite de tout petits pas et de grandes enjambées.


Dès la naissance de l’État belge, le principe d’égalité est affirmé, à l’article 10 de la Constitution. Cette disposition prévoit, en ses deux premiers alinéas, qu’« il n’y a dans l’État aucune distinction d’ordre » et que « les Belges sont égaux devant la loi ». « À l’origine, l’article est destiné à rompre avec la division de la société d’Ancien Régime selon laquelle les membres du corps social étaient répartis en ordres distincts. Cette logique inégalitaire se concrétisait par le rattachement, à chaque ordre, de privilèges plus ou moins étendus », explique Mathilde Franssen, assistante au Centre de droit public et constitutionnel et des droits de l’homme à l’Université de Liège. Rien d’étonnant dès lors à retrouver dans la Constitution belge l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »

Cela dit, la portée initiale de la garantie d’égalité concédée par l’article 10 connaît une limite. « Il n’est question à l’époque que de l’égalité devant la loi. L’égalité imposée ne s’adresse donc qu’aux organes chargés de l’application de la loi, à savoir l’administration et le juge », relève Mathilde Franssen. En outre, l’article 10 se borne à requérir que la norme, peu importe son contenu – fût-il même totalement inégalitaire –, s’applique à tous. « Ce qui nous apparaît comme un déficit n’est pas perçu comme tel en 1831. En effet, la confiance dans le législateur et dans son infaillibilité – caractéristique de l’idéologie révolutionnaire de l’époque – faisait obstacle à ce que l’on puisse suspecter la loi de ne pas être égalitaire. »

Des mots à la matérialité

De plus, l’égalité devant la loi consacrée par l’article 10 n’est qu’une égalité formelle et non matérielle. « L’intention n’était certainement pas d’affirmer que tous les citoyens soient égaux en fait ou d’imposer aux pouvoirs constitués l’adoption de mesures qui favoriseraient l’égalité entre eux », comme le précise d’ailleurs l’étude consacrée à ce principe d’égalité à laquelle a participé Mathilde Franssen sous la direction du constitutionnaliste Christian Behrendt1.

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Mais l’histoire évolue, et le droit aussi. Avec l’extension du suffrage universel d’abord pour les hommes, puis pour les femmes, le droit va commencer à s’intéresser aux questions sociales, comme à la protection des enfants, au chômage, etc. « On va de plus en plus vers une égalité matérielle, portée par un cadre légal », ajoute Mathilde Franssen. Au fil des années, alors que le principe a vocation à transcender tous les domaines, l’égalité se voit renforcée par la Constitution dans certains domaines, comme l’égalité de l’enseignement, encourageant de la sorte le législateur à la protéger davantage lorsqu’il adopte de nouvelles lois. C’est ainsi qu’en 2002, l’article 10 de la Constitution se voit ajouter un nouvel alinéa qui consacre l’égalité des femmes et des hommes : « L’égalité des femmes et des hommes est garantie. »

La Cour constitutionnelle comme gardienne

L’évolution la plus intéressante est sans conteste la création de la Cour constitutionnelle. « Dès 1989, cette instance a pour principale mission de vérifier que les lois et décrets qui sont adoptés par les parlements du pays respectent la Constitution, et donc ce principe d’égalité et de non-discrimination », explique Mathilde Franssen. C’est une évolution de taille puisque, dès les premiers arrêts en matière d’égalité, la Cour contrôle si la norme qui lui est soumise ne traite pas de manière différente des catégories de personnes se trouvant dans des situations comparables. Corrélativement, elle estime qu’une discrimination peut également consister en un traitement similaire de catégories de personnes se trouvant dans des situations différentes. Cette façon de raisonner a permis de gommer de nombreuses inégalités juridiques entre les ouvriers et les employés, les Belges et les étrangers, les couples mariés et les cohabitants légaux, etc.

Dans les années 1990, la Cour accepte notamment que le législateur adopte des mesures d’action positive – on parle aussi d’inégalités correctrices – qui vont privilégier des catégories de personnes qui seraient désavantagées. La notion de discrimination positive va connaître, dès 1994, un essor par la voie jurisprudentielle. « Elle se définit comme une mesure qui favorise une catégorie d’individus déterminée et qui est destinée à remédier à une inégalité existante. Pour le dire autrement, il s’agit d’une inégalité de droit qui est instituée afin de remédier à une inégalité de fait défavorisant un groupe de personnes en particulier, ou encore un traitement favorable institué par le droit. Ces mesures, en permettant de reconnaître des avantages à cette catégorie de personnes défavorisées, créent donc elles-mêmes des inégalités vis-à-vis d’autrui, c’est-à-dire des discriminations. »

Égalité devant la loi, inégalités devant la justice

Malgré ces principes, ces évolutions législatives, Mathilde Franssen reconnaît qu’un enjeu démocratique majeur reste l’accès des citoyens à la justice, en particulier pour les plus fragiles. « La justice reste mal connue, mal comprise, notamment à cause d’une inflation législative avec énormément de normes dans lesquelles il est difficile de s’y retrouver. Même les juristes doivent se spécialiser. Rien d’étonnant que tout ce cadre soit tout à fait flou pour le citoyen. Il peut arriver qu’il y ait des situations où des citoyens fassent l’objet d’une inégalité et ne la contestent pas parce qu’ils ne savent pas à qui s’adresser, ne comprennent pas la manière dont la justice fonctionne. »

Un sentiment sans doute renforcé dans un contexte où la société demeure clivée. « Mais elle n’est pas plus inégalitaire qu’auparavant, au contraire. Il suffit de voir la façon dont l’arsenal juridique a évolué en un siècle pour garantir l’égalité juridique des citoyens, en leur offrant un traitement indépendant de leurs orientations sexuelles, de leur état de santé, de leurs origines, etc. Si les inégalités paraissent plus saillantes, c’est parce qu’elles sont aujourd’hui plus visibles. Elles trouvent en effet, au niveau politique, dans l’opinion publique, un lieu pour être discutées et débattues par les citoyens et cela est largement relayé par les médias et réseaux sociaux. »

Pour la spécialiste, si le principe d’égalité tel que consacré par la Constitution n’assure pas une égalité socio-économique parfaite entre l’ensemble des citoyens, on ne peut pas pour autant considérer qu’il s’agit d’un « principe en papier » : « Il s’agit d’une règle quotidiennement appliquée par les cours et tribunaux pour sanctionner des discriminations. N’oublions pas que le principe d’égalité doit se concilier avec les autres droits fondamentaux, garantis aux citoyens par le droit international et notre Constitution, qui assurent à chacun une large autonomie. »


1 Christian Behrendt, « Les principes d’égalité et de non-discrimination, une perspective de droit comparé. Belgique », étude du service de recherche du Parlement européen, unité Bibliothèque de droit comparé, février 2021.