Espace de libertés | Mai 2021 (n° 499)

Selon le rapport « Global Gender Gap », publié le 30 mars par le Forum économique mondial, la pandémie a reculé de 36,1 ans le temps estimé pour parvenir à la parité au niveau mondial. En Belgique, des voix s’élèvent pour dénoncer l’absence de prise en compte de la question du genre dans la gestion de la crise sanitaire. Parmi ces voix, celle d’Anne-Emmanuelle Bourgaux, constitutionnaliste à l’Université de Mons et professeure de droit public à l’École de droit UMons-ULB.


Les chiffres du Global Gender Gap Report 2021 soulignent l’impact de la crise sanitaire sur les inégalités hommes-femmes : de 99,5, le nombre d’années prévues pour atteindre la parité au niveau mondial est désormais monté à 135,61 ! En Belgique aussi, vous avez l’impression que la pandémie renforce les clivages genrés ?

La Covid-19 se greffe sur nos fragilités et amplifie nos fractures. Ce constat vaut individuellement et sociétalement. Et les inégalités hommes-femmes n’y échappent pas. Certainement dans la mesure où l’article 11 bis de la Constitution, qui impose aux différentes entités de ce pays de garantir l’égalité hommes-femmes en étant systématiquement attentifs au facteur genré dans nos politiques, ne semble pas pris en compte par nos décideurs dans leur gestion de la crise sanitaire. Depuis un an, les a-t-on entendus tenir un discours développant un argumentaire, une motivation, un cadre allant dans le sens du respect de cet article 11 bis ? Même si la question du genre peut être perçue comme quelque chose d’ennuyeux à faire respecter en temps de crise, la Constitution ne peut être suspendue en tout ou en partie. Or, c’est actuellement le cas avec pour effet une rétrogradation de l’égalité des droits.

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En quoi, selon vous, la crise de la Covid-19 renforce-t-elle les inégalités entre les hommes et les femmes ?

Observons les mesures édictées pour lutter contre la crise sanitaire. Même si elles s’adressent égalitairement aux hommes et aux femmes, il est clair que l’obligation de télétravail et le confinement ont un impact genré sur la population féminine. Parce qu’elles balaient les progrès sociaux, renvoyant les femmes aux rôles qui leur sont assignés depuis des siècles : épouse, mère de famille, femme au foyer, charge mentale comprise. Quid des violences familiales dont sont majoritairement victimes les femmes ? Et des familles monoparentales, qui sont à plus de 90 % portées par des femmes ? Avant la pandémie, près d’une famille sur deux présentait un revenu inférieur au seuil de pauvreté en Wallonie2. Selon les projections d’ONU Femmes, la Covid-19 va faire basculer 47 millions de femmes et de filles supplémentaires dans l’extrême pauvreté en 2021 ; portant à 435 millions la population féminine totale vivant dans ces conditions3. Imaginez le quotidien de ces femmes précarisées avec charge de famille dans des espaces exigus. Comment voulez-vous qu’elles (télé)travaillent si leurs enfants ne peuvent plus aller à l’école ou participer à des activités extrascolaires et si le respect de la bulle les prive des contacts qui les aidaient peut-être jusqu’alors à maintenir la tête hors de l’eau ? Le quotidien était déjà compliqué pour ces familles monoparentales. Avec les mesures de confinement, économiques et sanitaires, il est devenu insurmontable. Pourtant, au regard de l’article 11 bis, une attention particulière pourrait leur être accordée. Comme les exempter de télétravail ou leur élargir l’accès aux garderies scolaires actuellement réservées aux enfants du personnel des services considérés comme essentiels. Ne pas prévoir ces exceptions, c’est un choix politique !

Plus que la crise elle-même, à vous entendre, c’est la gestion politique de la situation qui pose problème en matière de discriminations…

Effectivement. Que constate-t-on depuis un an ? Une masculinisation de la prise de décision. La gestion de la pandémie passe par des procédures extraordinaires hors des clous constitutionnels. Depuis mars 2020, alors que c’est obligatoire, nos décideurs n’ont jamais consulté la section législation du Conseil d’État sur ces mesures, qui soulèvent pourtant des questions en matière de droits et de libertés. Nos vies sont régies par l’empire des chefs. Même si les femmes sont de plus en plus nombreuses à intégrer des postes dans les hautes sphères des organisations – plusieurs sont d’ailleurs chargées de portefeuilles ministériels –, tout en haut de la pyramide, on trouve majoritairement des hommes. Et le Comité de concertation (Codeco) n’y échappe pas : autour de la table où sont dictées les mesures Covid, on compte trois femmes et quatorze hommes. Et dans les conférences de presse ? Que des cravates ! Or, le pari du féminisme, c’est que les femmes décisionnaires seront par essence plus attentives à la question du genre parce que c’est leur vécu. Si les mesures Covid n’avaient pas été réglées à coups d’arrêtés ministériels et si le débat avait été porté au Parlement où les femmes sont davantage représentées, la donne serait différente tant au niveau genré que d’un point de vue démocratique. Que les débats, procédures et prises de décisions au sein de ce Codeco se révèlent aussi brumeux qu’un loch écossais pose clairement problème.

Les décisions des membres du Codeco sont toutefois alimentées par des rapports d’expert.e.s…

Il est capital de pouvoir s’appuyer sur des experts pour s’informer des enjeux et réalités de terrain. Mais qui sont ces membres du GEMS ? Sept femmes et seize hommes, pour la plupart spécialistes du secteur technico-médical ; ce qui montre combien l’action de l’État est focalisée sur la gestion de la crise à travers le facteur santé. Le GEMS compte aussi parmi ses membres des spécialistes des sciences humaines, comme Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux. Mais cette minime ouverture à des représentants de la société civile ne suffit pas à garantir une procédure ascendante, un mode de gouvernance participatif, une analyse multifactorielle. Il serait pourtant crucial d’inclure dans les échanges les bénéficiaires des politiques menées, de même que leurs acteurs. Ou devrais-je dire « actrices »… C’est, en effet, un autre point à prendre en compte en matière d’inégalités hommes-femmes dans la gestion de la pandémie : les métiers de l’ombre, peu valorisés, peu écoutés, que la Covid-19 a vulnérabilisés, sont majoritairement exercés par des femmes. On songe ici aux caissières, aides ménagères, aides-soignantes, infirmières, profs, etc. qui turbinent en première ligne. On gagnerait à ce que la gestion Covid-19 parte de leurs savoirs et expériences particulières, car cela féminiserait de facto les réflexions et il serait logique d’impliquer dans la prise de décision celles et ceux chargés de les (faire) appliquer. De plus, à l’image des bulletins épidémiologiques délivrés par Sciensano, on gagnerait aussi à ce que soient monitorés une série de paramètres socio-économiques dont les inégalités hommes-femmes. Des organismes ont été institués par l’État pour traiter la question du genre en Belgique à différents niveaux de pouvoirs. Consultons-les !


1 « 2 François Ghesquière, « Pauvreté en Wallonie : risque accru pour les familles monoparentales », mis en ligne sur www.inegalites.be, 30 novembre 2017.
3 « La Covid-19 creusera l’écart de pauvreté entre les femmes et les hommes, selon de nouvelles données d’ONU Femmes et du PNUD », mis en ligne sur www.unwomen.org, 2 septembre 2020.Global Gender Gap Report 2021 », mis en ligne sur https ://fr.weforum.org, 30 mars 2021.