Espace de libertés | Mai 2021 (n° 499)

La séduction des autoritaires


Dossier

Le virus rebat les cartes de la géopolitique planétaire. Dans un tel contexte, l’efficacité autoritaire de la Chine pourrait emporter l’adhésion des hésitants tout en ouvrant de nouvelles fractures.


Il y a un an encore, la lecture du monde tel que le façonnent les grandes puissances se serait accommodée d’une analyse sans surprise : la diplomatie, le big business, la capacité militaire, etc. On y aurait ajouté un peu de cybercriminalité russe, de pays à moyen revenu et de pétrole arabe. Mais, depuis mars 2020, la Covid-19 a profondément modifié la géopolitique planétaire et rebattu les ambitions des uns et des autres. Leurs vues, aussi, sur ce que devrait être la grande société humaine créée par la mondialisation. Ainsi la Chine n’est-elle plus seulement la « championne des exécutions » ou l’« atelier du monde », elle est également depuis quelques mois l’ambassadrice la plus douée de la « diplomatie des vaccins ». En février dernier, un avion de la compagnie Ethiopian Airlines a inauguré un pont aérien entre Pékin et Addis-Abeba, acheminant vers l’Afrique les premières caisses du vaccin produit par la société d’État Sinovac. La Chine peut donc se targuer d’être « la meilleure amie du continent noir » – où elle n’a de cesse de gagner des parts de marché tout en lorgnant les matières premières africaines.

Le monde est de plus en plus chinois. Mais que propose la Chine au monde ? À l’heure du centième anniversaire du Parti communiste chinois (PCC), le président Xi Jinping se dit heureux d’avoir vaincu la « pauvreté extrême » dans un pays où 600 millions d’habitants vivent toujours avec un salaire mensuel de moins de 1 000 yuans (130 euros). On aurait tort de croire que cette « victoire » est synonyme de liberté et de confort : 996, c’est le nombre qui qualifie le rythme de travail de dizaines de millions de Chinois bossant de 9 heures du matin à 9 heures du soir, six jours par semaine.

Oncle Sam, débiteur #1

Ce terrain, l’Amérique le connaît bien. Les États-Unis incarnent la société duale, avec ses 43 millions de pauvres d’un côté et, de l’autre, une classe sociale supérieure tirant parti d’une économie liée à une maîtrise technologique sans pareil – comme l’arrivée du Rover Perseverance sur Mars en février dernier l’a rappelé. Tout cela est au prix d’une dette publique énorme, dépassant les 100 % du PIB. Mais Washington ne compte pas pour autant courber l’échine face à la Chine, son premier créancier. Devant le Congrès, Joe Biden a estimé que « les actes et l’attitude de Pékin représentent une menace pour la sécurité, la prospérité, les valeurs des États-Unis et de nos alliés et partenaires ». Les tensions survenues entre la Chine et l’Amérique sous la présidence de Donald Trump devraient se renforcer sous l’administration Biden, même si des « possibilités de coopération » restent envisagées. En attendant, l’Oncle Sam feint d’ignorer l’empire du Milieu comme ce fut encore le cas en février lors d’une réunion virtuelle du Quad, l’alliance anti-Pékin qui regroupe États-Unis, Australie, Corée du Sud et Japon. Ce groupe est désormais élevé par Was­hington au rang de « principal atout stratégique de l’Amérique », au même titre que l’OTAN.

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Relent de guerre froide

Voilà qui n’est pas sans évoquer un parfum de guerre froide. L’expression est sans doute datée, liée à l’après-guerre et au mur de Berlin, mais son écho retentit régulièrement. En témoigne le battage médiatique fait par la Russie autour de l’arrivée prochaine d’un cinquième sous-marin de la classe Boreï, capable de tirer seize missiles équipés d’ogives nucléaires hypersoniques. Le tout sur fond de refroidissement entre Moscou et Washington, Joe Biden affichant depuis son entrée à la Maison-Blanche une fermeté glaciale à l’égard du président russe Vladimir Poutine.

Plus fermes avec leurs challengers, les États-Unis de Biden se montreront-ils plus généreux avec leurs alliés traditionnels ? Ils entendent en tout cas reprendre un rôle clé dans la défense des droits de l’homme, aux côtés de l’Europe, y compris face à la Chine. L’administration Biden n’innove pas dans ce dossier puisque Donald Trump avait déjà accusé Pékin de génocide et de crimes contre l’humanité envers les Ouïghours. Mais elle y ajoute la condamnation des violations des droits des minorités musulmanes dans le Xinjiang.

Peut-être est-ce là, sur le terrain des droits de l’homme, que les États-Unis et l’Europe peuvent de nouveau se retrouver au nom du soft power et faire oublier à leurs soutiens les errements de la pandémie. Plaider pour la paix et défendre les droits de l’homme ne va jamais sans arrière-pensées politiques et économiques, cela va de soi. Mais l’apaisement des esprits ne peut faire de tort après quinze mois de crise sanitaire et quatre années de trumpisme marquées par l’égoïsme de l’« America First ».

«Le narratif chinois»

Le moment est sensible. « L’affrontement sino-américain participe de la lutte globale entre les démocraties libérales et les régimes autoritaires », explique ce diplomate occidental, qui place désormais la Chine au rang de « menace ». « Pékin a un agenda global qui passe par la répression de ses opposants à Hong Kong et des Ouïghours, mais aussi par ses prétentions en mer de Chine méridionale. Il y a là un glacis brutal qu’il faut pouvoir cadrer. »

Ce « glacis » pourrait demain séduire un peu partout dans le monde des pays à la démocratie hésitante, découvrant qu’il est possible d’être efficace sans s’embarrasser des droits de l’homme comme le suggère la Chine dans sa capacité à vaincre le virus. Ceux-là pourraient se laisser convaincre par le « narratif chinois », alimentant un mouvement centripète à la façon de l’ex-Union soviétique et de ses alliés. « C’est pourquoi le moment est important », poursuit notre diplomate. « Un nouvel ordre mondial est en train de se dessiner. »

Mais pour l’heure, les économistes rappellent que la Chine sera le premier bénéficiaire en matière d’exportations du plan de relance concocté par l’administration Biden (1 900 milliards de dollars). En dépit des barrières douanières et des embargos, les Chinois continuent à fabriquer et les Occidentaux à consommer. Il y a là un destin commun mortifère si l’on sait que l’énorme pollution engendrée par les premiers menace les seconds. Au moins se retrouvent-ils dans l’accord de Paris contre le changement climatique.